Chapitre 3 : Micheline

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Les minutes s'égrènent lentement en bas (et à droite) de l'écran d'Odile Lafougère. Bientôt deux petits zéros pointés viennent s'ajouter au "03" qui les précède. Trois heures du matin, déjà. Ce n'est pas si lent finalement. 

- Je ne vois qu'une seule solution, on doit y aller. Qui est sur l'affaire déjà ? 

Hervé baille aux corneilles et Odile n'est plus très fraiche. Que c'est difficile d'être journaliste indépendante, si difficile. Après avoir passé la soirée à donner des coups de fil et à écumer le web, c'est la seule chose dont elle soit sûre. Cette disparition semble n'avoir ni queue ni tête et elle n'est pas bien sûre de savoir où chercher, ni quoi. 

- La police fédérale suisse, visiblement. Les disparus sont français, alors l'affaire va probablement revenir aux mains de nos flics. 

- Chouette, alors on ne saura jamais qui a kidnappé cette bande de vieux. Tu en sais plus sur ceux qui vont tout récupérer ?

- Absolument pas.

Odile mâchouille le bout de son stylo pensivement, ça pourrait aussi bien retomber dans les pattes des gendarmes locaux qu'atterrir dans celles de la cour européenne. Ça dépend de ce qu'ils savent et de ce que la plèbe ignore. Odile s'impatiente, c'est sûrement la partie de son métier qu'elle déteste le plus. 

- On va dormir et on prendra demain le premier train pour Genève. 

- Rappelle moi pourquoi tu veux pas repasser ton permis déjà ? 

- Parce que le monde complote pour que je ne l'obtienne jamais. Je ne m'abaisserai plus à ça. 

Hervé soupire, qu'est-ce qu'elle peut l'énerver à faire sa tête de mule. Mais bon c'est comme ça, il devra se contenter du train. Après tout, c'est dans le thème de la soirée. 

- J'espère vraiment que ça vaudra le coup, tu sais. Parce que autrement...

- Autrement, on aura fait un charmant voyage en Suisse. 

Odile regarde Hervé, Hervé regarde Odile, ils se mettent silencieusement d'accord pour que chacun rentre chez soi, prenne une bonne nuit de sommeil et le premier train au matin. Pas trop tôt parce qu'il faut bien se reposer de temps en temps, pas trop tard parce que le temps file à toute vitesse et que chaque seconde passée loin du lieu de la disparition l'éloigne un peu plus de sa grande carrière de journaliste indépendante. Hervé part, Odile se lève, se dirige vers la salle de bains en dormant à moitié, se brosse les dents presque écroulée et se laisse lourdement tomber sur son matelas. Un matelas à ressort, particulièrement inconfortable, beaucoup trop mou, beaucoup trop vieux. Elle s'endort presque immédiatement sur son matelas tout pourri, elle ferme les yeux et c'est le noir pendant quelques heures, cinq et vingt-six minutes précisément. En se levant, elle a une drôle de pensée. C'est long mine de rien, cinq heures et vingt-six minutes. Pas assez pour permettre à son organisme de récupérer mais tout de même beaucoup. Elle se demande sérieusement où elle est passée pendant tout ce temps là. 

***

- Écoutez Micheline, Micheline c'est ça ? J'ai fait un long voyage pour arriver jusqu'ici, très long voyage. J'ai dû passer par plusieurs gares, plusieurs villages si petits qu'ils sont à peine considérés comme des villages. Vous avez déjà été à Villars-les-Dombes ? Non ? Eh bien sachez Madame que c'est absolument t...

- Laisse tomber, elle nous laissera pas passer. On finira bien par trouver une autre entrée, allez viens.

Hervé tire sur sa manche et Odile se résigne, le pire c'est qu'elle ne mentait presque pas. Le voyage en train depuis Paris a été une véritable catastrophe. Des voies plusieurs fois encombrées, des lignes interrompues, des correspondances imprévues, tout ça pour dire que les deux compères ont passé plus de huit heures dans le même train et qu'ils ne demandent maintenant qu'à vivre un peu.

- Une autre entrée, hein ? Même si c'était possible, elles seraient toutes gardées. On doit trouver un moyen de se faufiler, c'est urgent.

- Peut-être qu'on devrait attendre la nuit ?

Odile est courageuse mais trainer la nuit dans une gare déserte où onze personnes ont disparues ne la tente pas beaucoup, elle fait la grimace. Non, il faut se faufiler maintenant, quand l'endroit grouille encore de vie et que les informations sont faciles à glaner. Il lui suffira simplement de voler un uniforme ou quelque chose qui s'en rapproche à quelqu'un. Elle n'a pas encore déterminé qui, ça viendra.

- On va y arriver Hervé, il faut juste que je me place ici et que j'attende. Tu verras, elle détournera les yeux.

- Et si elle ne le fait pas ?

Cette fois c'est à elle de soupirer. Si elle ne le fait pas, alors elle trouvera un autre plan. Elle est vraiment douée pour ça Odile, trouver des plans, encore des plans. Et même que parfois, ils fonctionnent.

- Je lui ai dit que j'étais journaliste du Parisien, ça n'a rien changé.

- Techniquement, t'es même plus journaliste du Parisien.

- Et j'aurais dû lui en faire part peut-être ?

Non, certainement pas. D'autant plus que l'inflexible policière très sévère ne semblait pas très intéressée par l'information, on dit même dans le jargon journalistique qu'elle s'en battait royalement les ovaires. Alors si elle avait avoué n'être rien de plus qu'une énième curieuse trop ambitieuse qui espère doubler les grands journaux en publiant un papier exclusif sur une affaire aussi secrète, sans doute qu'elle aurait fini cette fabuleuse journée en prison. 

- Regarde, elle discute. Y a quelqu'un d'autre tu crois ?

Odile jette un coup d'œil discret en faisant mine d'acheter un café au vendeur d'en face.

- Oui sûrement, et il y a peut-être des caméras aussi.

Elle s'avance, dépasse la flic aigrie et souffle un bon coup. Maintenant, le tout est d'avoir l'air assurée. Si elle est confiante et qu'elle semble avoir un but, alors personne ne l'ennuiera. Odile fait un mètre, puis deux. Personne. Elle continue et ses talons claquent dans la salle d'attente, elle avise la douane et le fait que la pièce doit probablement être pleine de flics. Elle entre, les portes automatiques se referment derrière elle et rien. Personne, pas un chat. La pression redescend encore un peu, elle a l'air plus naturelle. Il ne lui reste que les voies à rejoindre, en espérant qu'elle pourra y trouver des informations et que tout n'a pas été...

- Je peux vous aider peut-être ?

Une blonde, environ son âge, canon dans un genre timide et réservée, stricte mais drôle quand elle s'y met. De taille moyenne, les bras croisés et les sourcils froncés. Suspicieuse. Odile prend un air innocent, elle la regarde comme si sa présence ici tenait de l'évidence et que la flic avait loupé un chapitre. 

- En me montrant le lieu où les disparus ont disparu peut-être ? Odile Lafougère, enchantée. Je suis profiler, je viens...

- Les petits génies qui devinent tout à partir d'un poil de cul de rat n'existent pas dans la vraie vie, on a pas de profiler. On a des gendarmes par contre et vous, vous n'avez rien d'une gendarme. Alors qu'est-ce que vous foutez là ?

Première tactique, échouée. Autant tenter l'honnêteté.

- Bon d'accord, je suis journaliste en vérité. Soyez sympa, on a rien à se mettre sous la dent. Je bosse pour le Parisien, vous connaissez ? On a fait un papier élogieux sur...

- Foutez le camp. Vite, avant que je me décide à vous embarquer.

La blonde tourne les talons, merde. Elle est encore plus sexy quand elle s'énerve ceci-dit. Merde, merde, merde, il faut trouver autre chose.

- J'ai des infos sur la femme qui a perdu la mémoire.

La flic s'arrête, l'espoir renaît. Odile retient son souffle, c'est ici que tout se joue.

- Suivez moi.

Maintenant, elle n'a plus qu'à trouver des infos sur cette femme qui a perdu la mémoire. 



MemoriaeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant