Chapitre 18 : Myosotis

85 19 2
                                    

C'est étrange, cette impression de tout connaître d'un lieu sans y avoir jamais mis les pieds. Les souvenirs se manifestent sous une forme nébuleuse, des habitudes fantômes qu'on aurait pu avoir en ce lieu se réveillent. C'est étrange, vraiment étrange. Si l'esprit d'Anna a oublié tout ça, son corps se souvient. Il a repris ses droits, ses marques sur ce paysage atypique dont aucune image précise d'un passé proche ou lointain ne lui vient. Absolument rien, simplement des ombres, des voix, des sensations, comme le froid qu'elle a ressenti en s'enfonçant dans le sol. Ce frisson qui a couru sur sa colonne vertébrale, elle s'en souvient. Le reste lui est étranger, elle ignore ce que ça signifie. Elle se sent pourtant curieusement calme, comme si ça n'avait plus d'importance maintenant qu'elle a retrouvé cette partie de son passé. Elle sait qu'elle est déjà venue, ou peut-être dans un endroit similaire. Elle voit presque les ombres bouger, prendre forme pour devenir hommes, femmes, êtres humains qui s'activent entre ces murs. Quand elle ferme les yeux, elle sent leurs odeurs.

- Mais qu'est-ce que c'est que ce bordel ?

Ah oui, Odile. Elle l'avait presque oublié. Anna fait de son mieux pour revenir à la réalité, son regard se pose immédiatement sur la journaliste qui semble - vue d'ici - légèrement dépassée.

- Des gens qui disparaissent mystérieusement, d'accord.

Vraiment dépassée.

- Une flic acariâtre qui m'empêche de réaliser mon rêve, je peux aussi le comprendre.

Acariâtre, charmant.

- Une femme qui perd curieusement la mémoire au moment où on en aurait besoin, ça ne parait pas si dingue.

Si, quand même un peu en y repensant bien.

- Un endroit bizarre dans un village bizarre paumé dans des montagnes bizarres, c'est bon aussi.

Elles ne sont pas si bizarres ces montagnes, moins que ce village et cet endroit en tout cas.

- Mais ça ? Ça ? Ça c'est de la folie. Du pur délire. N'importe quoi. On va où là, franchement ? Tu vas te mettre à me tendre une lampe magique et à me demander de faire trois vœux ? Tu vas commencer à me parler en anastrophes et à devenir bleue ?

- Trois vœux, tu feras.

- C'est pas drôle Anna.

Si, de son point de vue ça l'est un peu. Même si elle comprend plutôt bien la panique que peut ressentir la journaliste en voyant tout ça, toutes ces caisses poussiéreuses entreposées dans les coins, ces objets et ces bacs en plastiques qui débordent des étagères. Ça s'ajoute au sol en pierre qui s'ouvre sous ses yeux, ça fait beaucoup. Mais quand elle a vu tout ça, Anna a compris. C'est à des lieues de la magie qu'a évoqué Odile, c'est simplement la réalité. La jeune femme continue d'examiner la caisse qu'elle a tiré de l'étagère, c'est étonnant de voir à quel point elle est à l'aise ici. À quel point elle bouge facilement, sans se poser de question, sans hésiter une seconde.

- Ça, c'est loin d'être aussi fou que tu le crois. La cache est inhabituelle, je veux bien te le concéder, mais le contenu...

Elle ouvre le carton après avoir un peu bataillé, Anna constate d'ailleurs qu'il est neuf ou pas loin de l'être. Les étagères ne sont pas poussiéreuses malgré toutes les vieilleries qu'elles portent, des gens viennent régulièrement ici. Que ce soit le personnel des thermes ou ceux qui sont à l'origine de cette petite cachoterie, quelqu'un prend soin de ces objets. Anna sait exactement pourquoi. À l'intérieur du carton, il y a une boite. À l'intérieur de la boite, un très vieux katana.

- Trafic d'œuvres d'art. Un classique.

Fréquent c'est vrai, mais pas souvent croisé. Anna n'a jamais eu l'occasion d'enquêter sur un tel réseau criminel, elle se contentait en général des petits voyous de campagne qui disaient plus qu'ils n'en faisaient vraiment. Des stupéfiants parfois, quelques vols, rien d'aussi fou. Rien d'aussi organisé.

- Quoi ?

Anna lui laisse un moment pour que l'information monte à son cerveau, elle compte dix bonnes minutes mais Odile la surprend agréablement en réagissant beaucoup plus vite.

- Et l'étiquette alors ? C'est où ça ?

Anna hausse les épaules, seule inconnue de l'équation. Myosotis, mais pas que. Myosotis, Londres. Myosotis, Florence. Myosotis, Port Elizabeth. Elle ignore ce qu'indique le nom de Myosotis, mais elle sait qu'elles peuvent trouver de quoi il s'agit véritablement. Comparé à la découverte de cet endroit, ce sera un véritable jeu d'enfants.

- Et finalement, c'est quoi le rapport avec nos vieux qui ont disparus ? Tu crois quand même pas qu'ils sont à l'origine de tout ça ?

Anna sourit, c'est incroyable comme les gens ont tendance à sous-estimer les personnes âgées. Avec leurs nombreuses années d'existence, ils sont sans doute les mieux placés pour organiser ce genre de systèmes complexes et particulièrement longs à démanteler. Ou du moins pour l'entretenir, puisqu'Anna est persuadée que ce petit manège dure depuis bien longtemps. Elle ignore précisément quelle est la valeur de tout ce qui est entreposé dans cette cache, mais il est possible qu'elle contienne des objets très précieux, très vieux, très recherchés. Reste seulement à découvrir comment ils se les ont procurés, retrouver les identités manquantes, trouver le lien avec leur disparition, terminer le puzzle. Ça peut sembler long comme ça, mais Anna est heureuse d'avoir trouvé une lueur d'espoir, un fil rouge à suivre. Tellement heureuse qu'elle en oublie que c'est aussi sa mère qu'elle traque.

- Si, bien sûr que ce sont eux. Tu crois vraiment qu'ils étaient à ce point accro aux cures thermales ? Prends des photos, faut pas qu'on reste trop longtemps. 

Odile reste immobile un temps, deux temps, trois temps avant de commencer à s'activer, à sortir son smartphone et à prendre autant de photos que possible. Non seulement des objets qui sont entreposés dans cette pièce mais surtout des étiquettes sur les cartons, de la façon dont tout est agencé, pensé pour être pratique. C'est du très beau travail, Anna doit le reconnaitre. Elle en serait presque jalouse si elle n'était pas du genre à marcher dans les clous et à traverser quand le bonhomme est vert.

- T'as bientôt fini ?

- Presque.

Anna jette un coup d'œil nerveux à la porte, elle n'a entendu personne en descendant mais elle n'écoutait pas vraiment. Elle était prise dans une sorte de transe quasi-surnaturelle, comme si elle remettait la main sur un bout d'elle-même et qu'elle ne pouvait s'empêcher de le dévorer à pleines dents. Elle n'entendait plus à ce moment là, elle n'avait qu'un but et l'a atteint. Au moment où elle s'apprête à vérifier que personne ne viendra les interrompre, elle entend la pierre se froisser à nouveau. Le bruit terrible que cela produit embrase toutes ses terminaisons nerveuses, ralentit son cœur drastiquement. Elle voit la peur sur le visage d'Odile, la vraie peur. Pas celle qui est jouée, surjouée pour épater ou pour théâtraliser les tracas du quotidien. La vraie peur, celle qui rend laid et qui effraie. Elle blanchit, ses yeux s'écarquillent et Anna comprend. Elle comprend parfaitement pourquoi et mentirait si elle niait qu'elle aussi est trop effrayée pour hurler.

MemoriaeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant