Chapitre 7 : Montbrillant

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Elle ne fait que gagner du temps, c'est vrai. Mais après tout, avec ce qu'elles viennent de vivre, toutes ces émotions, elles méritent bien une pizza non ? C'est ce qu'elle s'est dit en commandant sur la route et c'est ce qu'elle continue de se dire en remerciant le livreur. Il faudra qu'elle demande l'avis d'Hervé sur tout ça, elle est presque sûre qu'il désapprouvera. C'est vrai qu'elle prend des tournures étranges cette affaire, qu'on peut facilement faire des liens là où il n'y en a pas, comploter, parler à tort et à travers. Et contre toute attente, elle se dit qu'elle n'a pas assez pour écrire un article. Pas un vrai. Bien sûr qu'elle pourrait vendre ces quelques informations récoltées au plus offrant, bien sûr qu'elle pourrait user de son flair incroyable pour profiter de la situation mais à vrai dire... elle commence à se prendre au jeu. Sérieusement. Et tout ce qu'elle a toujours voulu, c'est écrire de beaux articles. Des articles engagés, qui dépeignent vraiment la réalité. Elle ne pourra pas le faire si elle ne la joue pas finement, et par là elle entend garder toutes ses informations pour elle jusqu'à ce que le moment vienne de les révéler.

- Vous croyez au surnaturel, vous ?

La flic la fixe comme si elle avait un poulpe mort sur la tête. Odile s'en doutait. Elle est beaucoup trop sérieuse, beaucoup trop terre à terre pour croire en quelque chose qu'elle ne puisse pas voir. Elle le savait.

- Non. Et vous ne devriez pas y croire non plus.

Anna fait de la place sur la petite table où sont installés tous les papiers liés à l'enquête, dans un coin du poste de douane, près du dernier checkpoint de sécurité. Curieusement, Odile s'y sent bien. Un peu comme dans un cocon, ce qui est très étonnant compte tenu que onze personnes ont disparues quelques mètres plus loin et qu'il s'agit d'un endroit qu'elle aurait plutôt tendance à vouloir dépasser au plus vite. Mais là, éclairée à la lumière halogène d'un vieux lustre à moitié écroulé, elle se sent chez elle. Elle y pose le carton de la pizza, il dégage une odeur tout bonnement divine.

-  Je n'ai pas dit que j'y croyais.

Sa nouvelle coéquipière ouvre le plat à emporter, Odile manque de défaillir. Elle n'a pas mangé depuis dix heures, ce matin. Elle est affamée, au bord de l'hypoglycémie, du gouffre.

- Mais c'est le cas, n'est-ce-pas ?

La rousse s'empare avec avidité d'une part de quatre fromages et mord dedans. Bon sang, il ne doit pas y avoir meilleure sensation au monde. Elle en oublie presque Anna et leur conversation.

- Oui. J'y crois. C'est dommage, j'aurais bien aimé vous contredire vous et les préjugés au passage mais sur ce coup-là... je ne peux pas.

Enfin y croire, c'est un bien grand mot n'est-ce pas ? Odile n'est pas une fanatique qui pense que tourner autour d'un arbre complètement nue à minuit permet de conjurer le mauvais sort mais elle croit en quelque chose. Ce fameux quelque chose que tant de gens mentionnent si souvent sans réellement oser lui donner une définition, poser des mots sur ce ressenti. Pas un dieu, pas un diable, pas une forme d'autorité personnifiée mais une force. Quelque chose qui engendrerait les coïncidences, qui provoquerait les catastrophes, qui dicterait quelques destins. Odile préfère croire en ça qu'en rien, parce qu'elle trouve ça tellement triste de n'avoir foi qu'en l'humain.

- Je le savais.

Odile lui tire la langue et s'essuie les mains pour rajuster ses petites lunettes rondes et vertes pomme.

- Et vous alors, en rien du tout ? Pas de religion ? Pas de croyances ? La lithothérapie, ça vous dit rien ?

Anna sourit pour la deuxième fois et Odile ne peut pas s'empêcher d'en faire de même, c'est dingue ce qu'on peut découvrir d'une personne en une journée. Elles sont particulièrement parties du mauvais pied, en plus de ça.

- Non. J'ai suffisamment donné dans les espoirs infondés. Je pense que nous existons, que ce qu'il y a ici, cette table, cette conversation, toutes ces choses sont réelles. Et je pense qu'on devrait se concentrer là-dessus. Et voir...

Elle s'arrête alors qu'Odile avait tout de même arrêté de manger pour l'écouter.

- Laissez tomber, c'est idiot. J'ai encore du travail, vous devriez vraiment y aller. Mes collègues vont revenir et je ne pourrais pas leur expliquer votre présence. Pas une seconde fois.

Elle en ferait presque tomber sa part de pizza. Ça devrait être illégal de faire ça, non ?

- Vous plaisantez j'espère ?

Non, Anna ne plaisante pas, emporte sa part et retourne se réfugier dans le bureau, là où se trouve le poste informatique. Odile mord dans la sienne et surtout, se demande quelle mouche a bien pu la piquer pour qu'elle réagisse comme ça.

- Venez, je vais vous raccompagner. Vous devez bien avoir une chambre d'hôtel, n'est-ce pas ?

Là aussi, elle reste muette. Définitivement, cette flic a un don certain pour la décontenancer. Elle finit par se lever elle aussi, emportant la pizza a moitié terminée. Après tout, c'est quand même elle qui l'a payée.

- On pourra se revoir demain ? Pour l'enquête ? Admettez au moins qu'on forme une bonne équipe ! Vos collègues sont pas obligés de sav...

- Non.

Non. Tout simplement non. Non sans explication, non sans réflexion. Non.

- Comment ça, "non" ?

Elle emboite le pas à la blonde lorsqu'elle quitte la douane et se dirige de manière extrêmement déterminée vers une destination qu'Odile ignore parfaitement.

- Vous ne savez même pas où est-ce que j'ai réservé.

Anna s'arrête, les voilà de nouveau au milieu de cette gare presque. Odile n'avait jamais eu l'occasion de constater à quel point cet endroit changeait de visages si fréquemment au cours d'une seule journée. Les lumières jaunes, les écrans bleus, les gens fatigués, plus rien de comparable avec l'effervescence de dix-huit heures. Et elles se trouvaient là, de nouveau séparées par une allée, un train entre elles. C'est dans ce genre de détails là qu'elle trouvait de la magie, Odile.

- Hôtel le Montbrillant. C'est dans l'autre sens. Et je peux rentrer seule, quelqu'un va venir me chercher.

Elles ne cillent pas, ne se rapprochent pas. Elle trouve de l'apaisement dans l'étrange bruit des voies au dessus d'elle, du subtil murmure du métal vibrant lorsqu'elle ferme les yeux l'espace d'un instant. Quelque chose d'étrange s'est produit ici, Anna le sent aussi. C'est peut-être pour ça qu'elle tient tant à mettre de la distance entre elle et une vérité qui lui tend les bras.

- Pourquoi est-ce que vous vous acharnez à fuir comme ça ?

C'est comme si elle l'avait giflé, c'est aussi violent, aussi inattendu. Anna reste muette, elle la regarde avec des yeux brillants, les lèvres un peu entrouvertes. Le temps se suspend, une seconde, peut-être deux. Et le charme se rompt subitement, Anna fait un pas vers elle et lui serre la main.

- Ravie de vous avoir rencontré, malgré tout. Prenez soin de vous.

Et elle s'en va et Odile ne la retient pas. Elle ne le peut pas, elle n'en a pas le droit. Finalement c'est à Hervé qu'elle téléphone lorsqu'elle ne voit plus de chignon strict à l'horizon. Cette fois, c'est vraiment fini.

- Je suis à la gare, j'arrive. Attends moi pour manger, j'ai de la pizza.

Et elle ne comprend pas pourquoi tout semble autour d'elle si mystique, pourquoi l'air frémit sous ses doigts et pourquoi elle se sent si liée à cette histoire. Elle ne sait pas, mais compte bien le découvrir.

MemoriaeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant