Chapitre 45 : Delacroix

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- D'accord, alors par où on commence ?

Impatiente, Odile fait tinter ses ongles contre la tasse de thé. Une vaisselle très fine par ailleurs, sans doute de la porcelaine et sans doute très chère. L'idée qu'elle buvait peut-être sa camomille dans une tasse historique lui traverse brièvement l'esprit, pas assez cependant pour éviter de creuser un peu plus la ride entre ses deux sourcils. Les vieux étaient tous attablés autour de la table en bois, rustique, solide, pas du tout faite pour une conversation comme celle-là.

- Le début, alors...

- Peut-être qu'on peut expliquer comment cet endroit a été construit ?

- Voilà, faisons ça.

C'est comme ça qu'Odile apprend que l'endroit où elle se trouve a été construit en même temps que la gare. Comme beaucoup de ces bâtiments, la gare de Genève a été aménagée sur un terrain nécessitant des renforcements au niveau des sols, trop boueux pour tenir les bâtiments. C'est le cas de cette gare suisse mais plusieurs d'entre elles ont nécessité la prise de mesures similaires. Ces sous-sols ont eu des usages différents au fil des siècles, ouverts ou non au public à leur inauguration, la plupart sont aujourd'hui complètement abandonnés. Il n'a pas fallu longtemps pour les trouver, pas longtemps non plus pour y accéder. Les souterrains de la gare de Genève sont visiblement beaucoup plus grand que la petite parcelle se trouvant sous les yeux d'Odile et comportent également plusieurs accès.

- Mais ça, on vous le dira pas évidemment.

- Non, sûr que non.

- Déjà que vous êtes ici alors que devriez pas...

- Ouais, mais c'est pas comme si ça comptait aujourd'hui.

- Quelqu'un aurait du sucre ?

La rousse lève les yeux au ciel, merde. Elle avait presque réussi à capter leur attention plus de cinq minutes, c'est ballot. Contrainte de sévir, Odile claque des doigts une ou deux fois pour leur rappeler sa présence.

- Oui, pardon, donc les gares...

C'est comme ça que le trafic s'est construit. Deux générations avant celle des vieux croutons qu'elle observait, des gens se sont mis à entreposer des choses ici. Il n'était pas difficile d'avoir connaissance de l'existence de ces endroits à l'époque, seulement compliqué d'y accéder. Très vite, ils ont compris. Ces gares allaient devenir des plateformes de choix pour leur contrebande et si le trafic a pris plusieurs visages au fil des années, c'est durant les guerres mondiales que des passionnés d'arts ont eu l'idée de protéger des œuvres des bombardements. Rien d'officiel, simplement des passionnés qui œuvraient pour la protection de la culture. Fortunés, ces passionnés. Très fortunés et de toutes les nationalités.

- Vous savez, avec de l'argent, toutes les portes s'ouvrent. C'était pas difficile de prendre ces œuvres et de les remplacer par des copies. Les gens s'apercevaient de rien.

- Ces cons.

- Ils voient jamais rien les gens de toute façon.

Des centaines d'œuvres que l'on estime perdues, que l'on suppose détruites, se trouvent ici.

- Donc vous voulez dire que ça... c'est un foutu Delacroix ?

Les vieux acquiescent tous silencieusement pendant qu'Odile est en train de devenir folle au dessus de sa tasse de thé. Elle qui se savait déjà au bord du gouffre, la voilà tout au fond. Pendant une bonne partie de la conversations, ses yeux restent fixés sur la toile accrochée au mur. On lui expliquait alors qu'après les guerres mondiales, les choses sont devenues différentes. Il fallait faire un choix, rendre ces œuvres ou les vendre. Quasiment à l'unanimité, leurs parents ont décidé qu'il valait mieux les confier à des personnes qui sauraient les apprécier. Des passionnés, comme eux.

- J'imagine qu'ils voulaient pas que tout ça finisse dans un musée à se faire photographier par vingt connards de touristes qui viennent juste prendre leur selvie avant de se barrer.

- Selfie, Jean-Paul.

- Oh c'est bon, c'est pareil. Quoi qu'il en soit...

Quoi qu'il en soit, eux avaient fait leur choix. Les œuvres seraient vendues lors d'enchères secrètes, c'est comme ça que ça a commencé. Avec le temps, la collection s'est agrandie. Ce sont leurs enfants qui ont pris le relai, sauf qu'ils n'avaient plus d'intermédiaires fortunés pour les aider. Les partenaires d'autrefois sont devenus des clients et le groupe s'est mis à fabriquer leurs propres copies pour remplacer les originaux. Des fois, ça ratait.

- Ça ratait mais personne ne le disait, puisqu'ils avaient paumé l'original. Vous imaginez ce vous feriez si vous perdiez un sabre vieux de plusieurs centaines d'années ? Rien. Absolument rien. Vous garderiez votre copie en priant pour que personne ne remarque votre connerie.

Et ça marchait. Ça faisait plus de quarante ans que ça marchait pour eux. Odile a manqué de s'étouffer avec son thé une bonne dizaine de fois, mais maintenant elle comprend. Une sorte de calme parfait s'empare de son esprit, un calme qu'elle avait perdu depuis un mois. La certitude qu'en quelque sorte, elle a enfin percé la plupart des mystères de cette affaire et qu'elle a eu raison de suivre son instinct. Tous les muscles de ses épaules, de son visage et de son dos se sont relâchés en même temps. C'était une sensation incroyable.

- Mais alors, pourquoi est-ce qu'on souhaite vous tuer ?

À première vue, le trafic était parfaitement organisé et fonctionnait très bien depuis quatre décennies. Leurs partenaires à l'internationale n'avaient a priori aucune raison de vouloir leur nuire, pas plus que leurs partenaires locaux. Odile s'imagine un instant que les fonctionnaires qu'ils soudoient depuis tout ce temps pour transporter les œuvres d'arts de nuit via les voies ferroviaires étaient des risques ambulants d'être un jour découverts... mais pas tués.

- Parce que ce n'est pas juste, tout ça.
Odile hausse un sourcil, elle a du manquer le chapitre où l'on parlait de justice et de bonnes intentions.

- Ce sont nos parents qui ont pris la décision de priver les musées de ces œuvres. On a continué parce qu'on était jeunes et un peu cons, mais aujourd'hui on voudrait qu'ils reviennent là où ils sont censés être. À la culture.

Odile préfère poser sa tasse, parce qu'elle a peur de la lâcher.

- Pardon ?

Elle papillonne des cils sur deux secondes, continuellement, cherche Céleste du regard en se disant que la seule personne sensée du coin doit être absolument scandalisée par cette idée.

- Vous vous moquez de moi ? Ça fait quarante piges que vous amassez des sous comme des banquiers suisses, vous êtes les têtes d'un immense trafic qui n'est même pas connu des autorités et vous voulez me faire croire que vous voulez tout arrêter ? Pour les beaux yeux émerveillés des enfants quand ils vont au musée ? J'ai peut-être l'air naïve mais je ne le suis pas à ce point.

Et c'est la blonde qui répond, toujours sur le même ton parfaitement calme (et condescendant) qu'Odile lui connait bien.

- On ne se moque pas de vous, Odile. Vous l'avez dit, tout ça a beaucoup duré et nous en avons également beaucoup profité. Il est temps de rendre au monde ce qui devrait nous appartenir à tous.

Odile reste là, bêtement sonnée, à ne pas trop savoir quoi dire si ce n'est que c'est quand même sacrément hypocrite après tout ce temps de cachoteries et de ventes aux enchères entre ultra-riches.

- D'accord, on va dire que je vous crois. Et c'est pour ça qu'on veut vous flinguer ?

Avant que les vieux répondent, elle comprend toute seule. Évidemment que s'ils mettent fin à un secret qui dure depuis si longtemps et enrichit autant, un problème se pose. Un gros problème, d'ailleurs.

- Ils ont commencé par nous mettre sur écoute, puis à nous faire suivre, à nous menacer, c'est à ce moment là qu'on a su qu'il fallait disparaitre.

- Ouais, ou ils s'en occuperaient pour nous.

- C'est à ce moment-là que tu peux raconter ton tour de passe-passe de magicien de kermesse, Jean-Paul.

Et Jean-Paul a raconté. Ils se sont simplement planqués dans le local de service. Trois jours. Le mari de Laura est technicien à la gare Cornavin, c'est pour ça qu'ils ont choisi cet endroit plutôt qu'un autre. Il a provoqué une panne de courant, très courte. Juste assez de temps pour ouvrir la porte de service, et se cacher.

- Et vous voulez me faire croire qu'ils n'ont pas vérifié ?

- Non, ils ont même pas fait semblant. On pense jamais au placard à balais, parce que les balais ce n'est pas important. On a disparu un vendredi et le week-end, les agents d'entretien sont en congé. Voilà, magie.

- Il fallait qu'on soit visible, filmés par une caméra, que la disparition soit aussi inexpliquée qu'impossible à élucider. Il fallait que ça n'ait aucun sens, qu'ils se découragent vite.

Alors c'est ce qu'ils ont fait. Au bout d'une semaine, le dossier était bouclé et eux étaient déjà repartis dans les tréfonds de cet endroit. Si elle avait quelque chose à dire, Odile vient de l'oublier.

- Vous êtes de sacrés enfoirés.

Et c'est finalement la seule conclusion dont elle est capable, ce qui n'est pas très glorieux mais malgré tout sincère et efficace.

- On sait, mais vous allez quand même nous aider.

Sauf qu'Odile n'a pas la moindre idée de ce qu'elle pourrait faire pour ces gens.



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