Chapitre 22 : Londres

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- Pourquoi tu peux pas t'occuper de ce qui te regarde ? Et seulement de ce qui te regarde ? 

- Pourquoi tu peux pas te souvenir de ce qui te regarde ? 

- Pourquoi t'es obligée d'être aussi casse-couilles ?

- Pourquoi t'es obligée d'être aussi aveugle ?

- Je t'ai déjà dit que je renonçais, c'est fini pour moi. Pourquoi tu peux pas comprendre ça ?

- Pourquoi t'es aussi lâche ?

Anna n'est pas quelqu'un de violent. Elle est loin de ceux qui s'énervent au moindre écart, au moindre éclat de voix, de ceux qui prennent de grands airs, en font des caisses. Anna est quelqu'un qui se contrôle, quelqu'un de calme, de réfléchi. Et pourtant, elle pourrait le jurer, à cet instant peu de choses la retiennent de sauter à la gorge de cette foutue journaliste. Le fait qu'elle irait sûrement en prison si elle cède, principalement. Le reste parait grandement dérisoire.

- Je ne suis pas lâche, j'ai une VIE. Quelque chose dont tu ne dois même pas connaitre la signification. Un vrai TRAVAIL. Une FAMILLE.

Elle a encore du mal à réaliser que la rousse a été jusqu'à voler les archives d'une bibliothèque locale pour la convaincre qu'elles doivent continuer à chercher, qu'elle doit récupérer les bribes de mémoire qu'elle a perdues. C'est étrange, mais elle a la sensation qu'il ne vaut mieux pas. Qu'elle est bien plus équilibrée mentalement sans ces souvenirs. Que si son esprit a occulté ces informations, c'est pour une bonne raison. C'est peut-être lâche, mais c'est ce qu'il y a de mieux pour elle.

- Mais très bien, parlons en de ta FAMILLE. Tu...

Quelque chose bute contre les parois de son cerveau, Anna fronce les sourcils. Odile ne termine pas sa phrase, encore. Ça lui arrive rarement pourtant. Elle n'hésite pas en général, même quand ça fait mal. Mais la flic a décidé qu'elle ne relèverait pas, que ça ne lui importait pas tout ce qu'elle peut bien cacher, tout ce qu'elle peut insinuer. Ça ne la regarde pas, c'est mieux comme ça.

- TU DOIS TROUVER UN LECTEUR DE CASSETTES !

- NON, C'EST HORS DE QUESTION.

- TU DOIS TROUVER UN LECTEUR DE CASSETTES !

Odile lui met sous le nez le journal qu'elle a ramené, Anna a jusque-là refusé de le lire. Elle ne veut pas savoir, bon sang. Est-ce que c'est si difficile à comprendre ? Venir ici était une mauvaise idée, elle s'en rend compte maintenant.

- ET OU EST-CE QUE JE VAIS TROUVER ÇA, HEIN ? PLUS PERSONNE NE REGARDE DE CASSETTES !

Et à moins de le voler chez une mamie, elle ne voit vraiment pas ce qu'elle pourrait bien faire. Odile la regarde un instant, une seconde ou peut-être deux. Suffisamment pour qu'Anna se sente mal à l'aise de lire autant de rage en une seule petite personne.

- Bien. PUISQUE C'EST COMME ÇA, je vais le faire moi-même.

Et elle s'en va, sans manquer toutefois de claquer la porte. Anna ramasse le journal qu'elle a laissé par terre, sa main tremble un peu. Comme si tout son corps la suppliait de le reposer. Une bonne demi-heure plus tard, Odile était revenue et Anna avait lu le journal. Les informations qu'il contenait la rendait de nouveau très perplexe, presque comme avant. Une Helga y était mentionnée, la jeune allemande était de passage à Saint-Gervais quand elle a décidé de mettre fin à ses jours. Apparemment, elle était connue du village, venait régulièrement ici. Sa mort est présentée comme un événement tragique et réveille des sentiments contradictoires en Anna. Helga. Elle a l'impression de la connaitre. Ses souvenirs sont sous un voile, elle ne parvient simplement pas à le saisir. Elle ne sait même pas si elle le veut vraiment. Mais elle les sent, elle les entend cogner violemment contre la toile, remuer comme des bêtes en cage. Alors quand Odile revient et pose un gros sac cabas sur la petite table ronde de leur petite et très charmante chambre d'hôtel, elle hésite. Peut-être qu'elle a raison, tout compte fait.

- D'accord. Je veux bien voir ce qu'elle contient.

Odile ne dit rien, mais on voit très bien qu'elle jubile. La blonde a presque envie de revenir sur sa décision, rien que pour lui faire regretter sont petit sourire suffisant. Après une bonne vingtaine de minutes catastrophiques, Odile parvient à relier le lecteur au poste télé.

- On peut savoir où tu l'as trouvé ?

Odile secoue la tête en tapotant de ses ongles vernis sur la télécommande. En tapotant mal, mais Anna ne dit rien. Elle a assez donné de la voix pour aujourd'hui et n'a de toute manière que peu d'énergie à dépenser. Elle se sent lourde, si lourde.

- Non, secret défense.

Elle l'a probablement piqué à une vieille et elle se sent honteuse. Terrible. Anna est amusée, elle continue pourtant de se taire. Faudrait quand même pas qu'elle commence à se croire drôle, cette idiote.

- Ah, voilà !

Voilà, le lecteur est en ligne. Avec trop de précautions, Odile installe la cassette dans l'appareil et appuie sur le bouton. Elles attendent une seconde, puis deux, puis une minute. Anna commence à se dire qu'on lui a simplement fait une blague, une vaste blague, et qu'il n'y a rien sur cet enregistrement. Mais ce n'est pas le cas. Une femme avec un visage en cœur et de jolis cheveux argentés apparait à l'écran, ses yeux sont fatigués. Elle a pleuré récemment, même si elle a essayé de le cacher. Son sourire est forcé et elle doit avoir une cinquantaine d'années. Si sa mémoire lui joue des tours, Anna sait avoir déjà vu ce visage sur les photos qu'elles ont dénichées. Cette femme, Aimée, fait partie des onze disparus. Elle prend son temps pour commencer à parler, mais ne s'arrête plus une fois partie.

- Salut tout le monde, vous devez vous demandez pourquoi j'ai préféré laisser une cassette plutôt que de vous dire les choses en face comme on avait l'habitude de le faire. C'est simplement que... je suis fatiguée, je crois.

Elle acquiesce lentement, les yeux des deux jeunes femmes qui la regardent scrutent chacune de ses expressions, sont tout simplement pendues à ses lèvres. Elle est fascinante.

- C'était marrant quand on était jeune, les casses, découvrir ces objets, les revendre, tout ça c'était galvanisant. On a trouvé tellement de choses ensemble, on a éclairci tant de mystères. Je serai toujours fière de nous pour ça, de ce qu'on a réussi à accomplir.

Petit sourire timide, nuages qui passent dans ses yeux.

- Mais c'est terminé.

Nouveau hochement de tête, plus affirmé cette fois.

- Après ce qui est arrivé à Helga, la réaction de Céleste, son départ... je ne peux pas continuer. Je sais que ça fait longtemps maintenant, mais ça continue à me peser.

Sa voix se brise, on le sent. On sent à quel point elle porte lourd, surtout sur sa cage thoracique. On sent à quel point elle aimerait oublier. Ça l'empêche de respirer.

- Ouais, je pense que... je pense qu'il est temps de prendre un peu l'air, de voir d'autres choses. Je suis désolée. Je vais sûrement aller à Londres, n'essayez pas de me trouver. Écrivez moi où vous savez s'il y a un problème, mais laissez moi respirer. S'il vous plait. Et merci. A bientôt, je suis désolée.

L'écran s'éteint brutalement, le silence règne désormais. Personne n'ose dire un mot pendant que les rouages du cerveau d'Anna s'efforcent de fonctionner, roulent dans le sable sans s'arrêter. C'est la voix d'Odile qui la ramène un peu à la raison, un peu sur terre.

- Au moins maintenant, on sait où aller.

MemoriaeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant