Chapitre 21 : Aimée

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- Vous savez qui je suis ?

Ça ne fonctionne jamais vraiment, mais elle persiste à essayer. Elle se dit qu'à force d'y mettre autant de cœur, ils finiront par douter et se dire que peut-être, ils ont déjà vu son visage rond et sa tignasse presque rouge. Sûrement dans magazine people à la con, quelque chose de moindre importance mais qui en a suffisamment pour qu'on préfère lui céder ce qu'elle veut plutôt que de le lui refuser sans arrêt. Un jour, Odile y parviendra. Après tout, on lui a toujours dit qu'elle était très bonne actrice.

- Non.

Mais ce jour n'est pas encore arrivé, ça non. Son front s'échoue sur ses mains, elles-mêmes croisées sur le comptoir de la bibliothèque. C'est charmant ici, un peu vieillot, un peu poussiéreux mais charmant.  C'est le genre d'endroit qui ferait bien sur Instagram, dans un post pompeux avec une citation mystérieuse, juste pour se donner des airs d'intello. Ou sur Pinterest peut-être, elle y réfléchira plus tard.

- Je ne vous demande pas la lune, vous savez ? Seulement une réponse.

Son monde est injuste, une succession d'injustices sans fin. Odile se redresse, retire même ses grandes lunettes fumées pour regarder la bibliothécaire dans les yeux.

- Et je ne peux pas vous la donner.

Très bien, puisque c'est comme ça, elle trouvera seule.

- Bien, merci quand même. Je peux emprunter des livres au moins ? C'est possible ça ou vous n'êtes pas non plus autorisée à me le dire ?

Elle s'agite, est exubérante, c'est Odile et son grand chapeau qui s'éloignent du comptoir d'enregistrement. La vielle dame secoue la tête, visiblement dépitée par son attitude et la journaliste s'enfonce dans les rayonnages. Quand elle était petite, elle adorait les bibliothèques. L'odeur de vieux livres, le grain du papier sous ses doigts, même les mauvaises surprises comme les chewing-gum écrasés au dos des livres faisaient son bonheur. Ils faisaient partie de l'histoire de ces objets et pour cette raison, elle les aimait aussi. Mais aujourd'hui, impossible de se concentrer sur autre chose que la mission qu'elle s'est fixée seule. Trouver des informations, de celles qu'on ne peut pas trouver sur internet. Peut-être qu'elle avait aussi besoin de s'éloigner de l'hôtel, et d'Anna, et du monde. Peut-être qu'elle avait besoin de se focaliser sur autre chose.

- Et maintenant, tu vas faire quoi ? 

Hervé. Ce pauvre Hervé laissé au placard si longtemps après son départ précipité des thermes. Elle s'en veut de le retenir en otage comme ça, mais elle ne peut tout simplement plus se passer de lui trop longtemps.

- Piquer un de leurs badges et fouiller moi-même. Je sais qu'il y a des archives, toutes les communes en ont. Celle-là est beaucoup trop petite pour qu'elle soit ailleurs qu'à la bibliothèque municipale, c'est moi qui te le dis. 

Et à vrai dire, elle n'attendait pas vraiment d'aide extérieure. Si les habitants de cet endroit étaient du genre à aider, ça se saurait. Visiblement, ils ont une forte tendance à vouloir protéger leur passé de tous les curieux de passage. La méfiance, c'est quelque chose qu'Odile respecte même si elle ne l'a jamais comprise. Sauf qu'à ce point, c'est seulement énervant. Très énervant. Voire complètement louche.

- Pourquoi je ne suis pas surpris ?

Parce qu'il n'y a pas à être surpris, c'est Odile, encore une fois. La rousse zieute les environs, un étage, des rayons sur des kilomètres, et oh tiens quelqu'un qui a des clés. Odile le bouscule, se confond en excuses, les lui vole. Elle n'a aucune idée de ce qu'elles ouvrent, mais c'est déjà ça de pris. La bibliothécaire transformée en surveillante pénitentiaire ne la quitte pas des yeux, fronce les sourcils en la voyant faire. Odile sert très fort les clés dans sa main, jusqu'à sentir leur empreinte se faire dans la chair.

- Parce que tu me connais un peu.

Elle se dirige vers l'escalier en bois, tout est vieux ici mais cet escalier l'est plus que le reste. Elle espère être sur le bon chemin, suit seulement son instinct extra-développé de fouineuse aguerrie.

- Et je te connais même suffisamment pour te dire que c'est triste que tu ne parviennes pas à parler à Anna.

Des éclairs dans les yeux, Odile le dépasse et fouine distraitement dans quelques bacs où sont entreposés des documents audios.

- Je parviens à lui parler, je ne sais seulement pas comment lui dire qu'elle a oublié que sa mère était au cœur de tout ça, qu'elle lui a visiblement menti toute sa vie et qu'elle a failli sauter par la fenêtre quand elle l'a appris.

Mais Hervé ne parle pas de ça, et Odile le sait. Elle fait juste semblant que ce ne soit pas le cas.

- Pour ce qui est de mes sentiments pour elle, ça passera. Tu me connais, je tombe amoureuse pour un rien. Ça passera.

C'est vrai qu'elle s'enflamme très vite et brûle d'un coup, cette pauvre Odile. Hervé sait très bien qu'elle est de ces âmes passionnées qui aiment trop fort, vivent trop fort, ressentent tout plus fort que les autres et sont bien souvent incomprises et préférées une fois réduites au silence. Mais Hervé sait aussi que cette passion là est un peu différente, au moins dans la forme qu'elle prend. La jeune femme se dirige vers le fond de la pièce, une porte s'y trouve. Elle teste la clé discrètement, rien du tout.

- Merde.

Quelques personnes sont installées là, assises sur les sofas, la plupart l'ignorent et d'autres la regardent curieusement. Elle leur sourit.

- C'est pas ça. Merde Hervé, faut trouver autre chose. Et vite. J'ai plus beaucoup de temps avant que Cerbère vienne me bouffer la rate.

Et c'est là qu'elle le voit, le Saint-Graal. Une petite porte insignifiante est située à droite des escaliers, presque dissimulée, fondue dans le bois du décor. La clé qu'elle a dans la main la lui brûle presque, elle découvre quelques secondes plus tard qu'elle ne sert à rien puisque la porte est déjà ouverte. Odile entre, elle sait qu'elle a peu de temps. Les  petits vieux qui la regardaient comme une pestiférée il y a une minute iront sûrement cafter à leur geôlière ce qu'elle est en train de manigancer. Peu importe, il ne lui faut que quelques minutes. Alors Odile ne perd pas une seconde, elle cherche la section des articles de presse, elle la trouve rapidement. La date désormais, celle qui figurait sur la pierre tombale pour commencer. Il y a peu de journaux, mais suffisamment pour qu'elle perde un temps précieux à les trier. Le mot "suicide" marque le point d'arrêt de ses recherches. Elle ouvre le journal sur l'une des tables de la salle, photographie toutes les pages une à une sans prendre la peine de les lire. Elle repose le document, et c'est à ce moment là qu'elle la remarque. Une toute petite cassette, recroquevillée dans un coin du tiroir. Une toute petite cassette insignifiante, avec le mot "Aimée" gribouillé à la va-vite. Sans réfléchir, Odile s'en empare et la fourre dans son sac.

- T'aurais pu prendre le journal aussi, puisque t'en es là...

La rousse plaque un doigt sur ses lèvres pour signifier à Hervé qu'il ne vaut mieux pas l'ouvrir pour le moment. Elle cherche ensuite de nouvelles informations, peu importe lesquelles, sur ces thermes qui lui permettraient de comprendre ce qu'elles ont vu et entendu durant leur séjour. Quelque chose qui permettrait aussi à Anna de retrouver la mémoire. Quelque chose comme...

- On peut savoir ce que vous foutez là ?

Alors ça, c'en est une de bonne question.

MemoriaeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant