Chapitre 8 : Jacques

117 22 2
                                    

Anna est terriblement fatiguée. Elle a passé la nuit à réfléchir, à se demander ce que voulait dire Odile, comment cette question lui est venue et surtout pourquoi tout le monde est décidé à lui poser. Elle s'est tournée, retournée dans son lit jusqu'à ce que ses draps lui collent à la peau et qu'elle se décide enfin à prendre une douche. Maudite journaliste. Elle pensait que l'enquête continuerait au poste de douane pour l'instant, entre la France et la Suisse. Alors elle s'est préparée physiquement et mentalement à passer une journée en étant tout bonnement exténuée. Mais elle a reçu ce coup de fil de Julien qui lui disait :

- Oublie ça Anna, rentre chez toi. On va perquisitionner la maison des Fontaine, je ne sais pas si on sera dans le coup alors... repose toi, d'accord ? 

Mais Anna, elle n'a aucune envie de se reposer. Elle a passé la nuit à se torturer l'esprit sur quelque chose de purement personnel, d'incroyablement idiot et elle a besoin de son travail pour se changer les idées. Elle a besoin de cette enquête, parce qu'elle s'y est impliquée et qu'ils n'ont pas le droit de lui retirer.

- Et arrête de râler dans ta tête, ça changera rien.

Alors elle a raccroché et elle a terminé de s'habiller, non pas pour aller au poste de douane mais pour aller chercher sa voiture. L'hôtel d'Odile n'est pas si loin, mais il est à l'opposé du sien. C'est là-bas qu'elle l'emmenait hier soir, là-bas qu'elle la conduisait, elle n'a même pas réfléchi. Elle ignore pourquoi, elle s'est dit qu'elles avaient forcément réservé le même hôtel. C'est bête. Terriblement bête. Et elle ne sait pas pourquoi elle continue de penser à ça. Sur la route, elle chante Queen à tue-tête pour se divertir, se changer les idées et sur le moment ça fonctionne. Elle rentre chez elle, fais les courses, récupère son chat et s'écroule sur son lit. Cette fois, elle parvient à dormir. Jusqu'à dix-huit heures à peu près, où elle se fait des pâtes qu'elle mange devant la télé. Et durant tout ce temps, elle n'a presque pas pensé à Odile, ni à l'enquête, ni à cette foutue question ridicule. Jusqu'à ce qu'elle reçoive un nouvel appel, des macaronis plein la bouche, la télécommande dans une main, la fourchette dans l'autre.

- On est encore dans la partie, pour l'instant en tout cas. Je t'envoie l'adresse par SMS, bisous Anna. Et embrasse Berlioz pour moi.

Berlioz, c'est son chat. Mais il a une telle place dans sa vie que beaucoup le considère comme la personne à saluer quand on conclut un appel. À huit heures tapantes, elle est prête à partir. Prête à partir et à tourner la page, cette fois c'est sûr. C'était un étrange week-end mais la vie reprend son cours et elle est persuadée de pouvoir trouver une explication logique à cette affaire.

- T'es en avance Morel.

Anna hausse les épaules en sirotant son café, il vaut mieux être en avance qu'en retard, c'est ce que son père disait toujours. Elle consulte sa montre, plus que vingt minutes à attendre. Pendant ce temps là, elle observe la maison, la jolie maison. C'est un pavillon traditionnel, un étage, maison en pierre, la campagne : sûrement une propriété familiale. Elle observe les quelques guirlandes qui pendent lamentablement du toit, elles ont l'air vieilles. Comme si elles n'avaient pas été enlevées durant plusieurs Noël. L'état déplorable du jardin l'étonne également, les parterres bien entretenus, les rosiers, les magnolias et les quelques arbres plantés sont laissés à l'abandon. Étrange mais pas tant que ça, après tout ils n'étaient plus tout jeunes les Fontaine. Ce n'est pas si étonnant qu'ils aient décidé d'arrêter de s'occuper de tout ça.

- Vous avez déjà interrogé le voisinage ?

Jean-Marc secoue la tête en terminant son donut, ça lui rappelle la pizza d'Odile qu'elle n'a pas terminée et le fait qu'elle ait maintenant terriblement faim.

- Non, pas encore. On attend les gars de la section de recherche, c'est eux qui vont reprendre l'enquête apparemment. En attendant, ils se contentent des flics locaux. Ça veut dire nous. Elle te fait pas flipper toi cette histoire ? Non parce que moi si, et j'ai vraiment hâte de m'en débarrasser.

Anna jure une bonne dizaine de fois, bon sang. Pas les discours de Jean-Marc si tôt le matin. Pitié, pas ça.

- Ah bah, les voilà !

Trois voitures se garent devant eux, la flic râle un peu parce que ça fait de la poussière et qu'elle vient tout juste de laver son uniforme. Elle râle tout le temps en ce moment, à croire que le spectre du week-end n'est pas si loin. Les nouveaux arrivants déballent leur matériel et tout le monde s'équipe en gants. Le but, c'est aussi de trouver des traces ADN exploitables puisque Laura n'avait pas de casier. Anna n'est pas l'une des premières à rentrer, elle arrive une fois que le terrain est déjà bien investi et se contente majoritairement d'observer. Elle est persuadée que c'est dans les détails qu'ils trouveront leurs réponses, pas forcément dans l'ADN. A l'instant où elle entre dans la maison, l'odeur de renfermé la saisit à la gorge. Elle qui adore faire le ménage et respirer l'odeur acidulé des produits du supermarché, la voilà servie. L'interrupteur est trouvé et actionné, les murs sont orange, le sol carrelé de beige, les meubles en bois brut. C'est une maison de campagne typique, l'une de celles que l'on peut trouver partout dans tous les petits villages de France, qui en a vu de belles et qui continuera certainement à vivre après la mort de ses occupants. Mais cette maison contrairement à toutes les autres n'a pas été habitée depuis plusieurs mois au moins. Une orange pourrie traine dans le panier à fruits, un journal est posé sur la table, l'armoire de l'entrée est restée ouverte. Ils sont partis précipitamment, très précipitamment. Ses doigts se baladent sur le bois riche, la couche de poussière atteint des hauteurs incroyables. Elle les porte ensuite un peu plus bas, sur l'anse rouillée du premier tiroir. Elle le sort à grand peine et attire l'attire l'attention du haut gradé en charge de la perquisition. Il lui jette un regard qui devrait la dissuader de poursuivre, elle continue. Il n'y a rien dans ce tiroir, rien que quelques pièces de vaisselles, des vieilles piles, du matériel de cuisine. Elle continue de fouiller le meuble, tiroir après tiroir. Et elle trouve cette vieille photo. Cette étrange vieille photo. Elle en retire la poussière du cadre en verre du bout des doigts, souffle dessus un grand coup.

La couleur est délavée, comme sur les vieux clichés qu'elle trouvait chez sa grand-mère plus petite. Elles sont toutes réduites au pastel, sont devenues quasiment indicibles. Il y a trois personnes sur cette photo. Anna croit reconnaitre Paul et Henriette et la chemise à fleurs d'un des disparus. Discrètement, elle sort son smartphone et la sauvegarde dans sa galerie, juste au cas où. Elle prend le temps de démonter le cadre pour en sortir le bout de papier et elle a raison, au dos figure trois noms : Henriette, Jacques et Paul. Jacques. Ils ont leur troisième disparu. En fouinant encore un peu dans ces vieux papiers, elle trouve un polaroid. Douze personnes y figurent, pas de légende. Ils sont jeunes, peut-être un peu moins que sur la première photographie. Là aussi, elle fait usage de sa caméra discrètement.

- Qu'est-ce que vous avez trouvé ?

Anna sursaute, merde il a failli la tuer. Elle montre ses découvertes au brigadier, il acquiesce plusieurs fois, visiblement content de ce qu'il voit.

- Bien, ne gardez pas ça pour vous la prochaine fois.

Elle hausse les épaules, elle aurait bien fini par leur dire de toute façon. Le flic emporte ses trouvailles loin d'elle et en parle à son collègue, pendant ce temps là les analyses scientifiques reprennent. Après une fouille d'une heure et demi, tout le monde est congédié. Anna souffle dans sa voiture, elle sait que son hypothèse est confirmée. Les victimes se connaissaient, elles étaient toutes liées. Il ne reste plus qu'à savoir pourquoi elles ont disparues, comment et où sont-elles aujourd'hui. D'une facilité désarmante. Sauf que trois heures plus tard, c'est encore son collègue qui l'appelle. Et en décrochant, Anna sait parfaitement ce qu'elle va entendre.

- C'est encore moi, la section de recherches prend le relai. Demain c'est ton jour de congé, non ?

Non, plus maintenant.

MemoriaeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant