Chapitre 11 : Saint-Gervais

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- Je déteste cet endroit. 

Et même si le jugement d'Hervé est sûrement influencé par les trente minutes de bus qu'ils avaient du affronter en plus de leurs deux heures de train, Odile le comprenait. Cet endroit aurait pu être absolument ravissant s'il n'était pas aussi mystérieux. Loin d'être effrayantes, loin d'être repoussantes, les thermes de Saint-Gervais-les-Bains sont cependant un lieu tout à fait singulier, empreint d'histoire et enveloppé de sa dose de mystère. Odile déglutit, elle n'aurait pas du se renseigner sur le vécu du lieu avant de s'y rendre, ça aurait sans doute empêché son esprit de lui jouer des tours. Les dix premiers mètres ont cependant été faits sans problème, un très joli portail dans un style romantique, des entrelacs, une belle pancarte où le nom du domaine est affiché. Des pelouses bien entretenues, une ravissante fontaine, une vue extraordinaire sur un sentier de montagne et sur la rivière qui descend le long de son flanc. Seule ombre au tableau, l'endroit tout entier semble plongé dans le gris, comme si un nuage au complet avait déménagé juste au dessus d'eux pour y empêcher la lumière d'y entrer. Il y règne une ambiance lourde, pesante et l'odeur qui parvient jusqu'aux narines d'Odile pourrait tout à fait être celle du secret s'il en avait une. Sa valise produit un son régulier sur la terre du sentier, quelque chose d'apaisant qui la convainc dans un premier temps d'avoir fait le bon choix en venant ici.

- N'exagère pas, il n'est pas si terrible que ça.

Loin d'être terrible, encore une fois. Très bien entretenu, c'est ce qu'elle se dit à nouveau en passant devant le premier bâtiment qui accueillait les termes auparavant. Une sorte de petit château, une de ces constructions de l'avant dernier siècle où les bourgeois recopiaient ce qui était pour eux l'apothéose du luxe : la noblesse qu'ils avaient pourtant eux-mêmes chassée. Un très beau bâtiment d'époque qui s'étend sur plusieurs mètres avec un jardin aménagé et toujours le son du cours d'eau qui bat dans les tempes, la droite plus particulièrement. Mais c'est ce château qui attire l'œil, en y regardant bien, Odile est presque sûre d'y voir une vieille dame qui l'observe d'une des fenêtres dorées. Il y a quelque chose dans l'air - c'est dans l'air elle en est persuadée - qui fait frisonner. Elle se sent comme si mille paires d'yeux l'observaient, comme si tant de choses s'étaient passées ici et qu'elle n'en avait pas idée. Et pourtant si, c'est à ce moment là qu'elle se dit qu'elle n'aurait pas dû lire cette page Wikipédia dans le train. A cet instant précis du chemin, quand l'ombre du château plane sur eux et qu'elle se sent comme l'héroïne d'un mauvais roman.  Elle déglutit une nouvelle fois et accélère le pas, le prochain tableau est encore une fois très agréable. Un petit chalet en guise de restaurant, quelques tables et des chaises, une pagode où siège un banc, un petit train et des jouets pour les enfants. Définitivement, cet endroit est un véritable havre de paix.

- Peut-être, mais je ne l'aime pas.

Non, Odile non plus ne l'aime pas. Cette fois, elle se persuade que c'est le cours d'eau qui lui fait ça. Le bruit de l'eau qui rebondit, se fracasse avec violence contre la roche, son murmure intempestif. Ou peut-être les montagnes après tout, elles sont particulièrement présentes par ici. On sent leur froid, on sent leur ombre menaçante. Voilà, c'est ça, Odile s'en persuade. C'est la nature qui la rend si prudente, parce qu'elle n'a pas l'habitude d'être aussi proche d'elle et parce qu'elle peut être tellement hostile quand elle s'y met. Elle s'imagine basculer du mauvais côté de la rambarde, mourir sonnée contre la roche, emportée par les eaux tumultueuses et jamais retrouvée. Ce qui est ridicule, elle le sait. Elle continue d'avancer et croise quelques pensionnaires des thermes qui se promènent, des randonneurs qui partent en montagne. Elle accélère encore un peu et tombe sur des panneaux explicatifs qui renseignent sur l'histoire du lieu. Finalement, elle a eu raison de lire cette page Wikipédia.

- Attends, quoi ?

Un accident, 1892. Une poche d'eau sous un glacier qui se rompt et un torrent d'eau, de boue et de roches qui dévaste le village mais surtout les thermes. Cent soixante-quinze victimes en tout, certaines n'ont même pas pu être identifiées, les corps rendus aux familles sans réellement savoir s'il s'agissait des bonnes personnes. Une tragédie qui a ébranlé le commerce thermal et tout le village, sans pour autant l'anéantir. De nouveaux bâtiments ont été construits, les gens ont oublié et la vie a repris. Mais Odile sait et elle en est sûre désormais, c'est ça qui rend cet endroit si particulier. C'est la souffrance, c'est la mort, c'est les murs et le paysage qui se souvient. Les thermes étaient également spécialisées dans le traitement des grands brûlés, tant de souffrance qui s'est échappée ici et n'a jamais pu s'en aller.

- Ouais, je sais. Viens, on y est pas encore.

Cette fois, c'est Hervé qui presse le pas et encore une fois : Odile le comprend. C'est vrai que c'est étrange tout ça et elle ne peut pas s'empêcher de penser aux anecdotes qu'elle a pu lire sur Internet, à cette danseuse victime d'un grave accident et remise sur pieds après un passage dans les thermes. Anna détesterait tout ça, elle en est persuadée.

- Tu penses que c'est hanté ?

Odile lève les yeux au ciel, non. Elle ne veut pas penser à ça. Déjà parce que ça la ferait carrément flipper mais aussi parce qu'elle n'est pas certaine de vouloir croire en tout ça, pas à ce point.

- Je te rappelle qu'on cherche des informations ici, on est pas chasseurs de fantômes. Et regarde, c'est un peu mieux par ici.

Un nouveau bâtiment, fraichement construit et certainement moins lourd d'atmosphère que le précédent. Ça l'a toujours fasciné comment les choses inanimées gagnent de l'âme avec le temps, quelles émotions elles peuvent procurer à ceux qui se tiennent à proximité. Ici c'est différent, un petit rond point a été aménagé pour faciliter les livraisons, c'est beaucoup plus fréquenté puisque c'est ici que se trouve le départ pour les randonnées. C'est différent, définitivement différent. Odile retire ses lunettes de soleil XXL et fronce le nez en observant le nouveau bâtiment, peut-être pas si neuf finalement. Une construction des années 1930 peut-être, mais elle n'est pas experte. Un bâtiment en bon état, avec plusieurs étages, assez large, une façade ornementée et de grosses lettres capitales pour annoncer qu'il s'agit bien des thermes de Saint-Gervais. Pas de doute, elle est au bon endroit et n'a pas idée de ce qu'elle cherche véritablement ici. Pourtant elle a ce sentiment d'être là où il le faut, elle ignore pourquoi.

- Juste un peu alors.

Un vieux avec son chien les observent depuis le sentier de randonnée à leur droite, tranquillement assis sur son banc. Quand le dogue allemand les remarque, il se met à aboyer. Fort. Très fort.

- J'aime pas ça Odile, pas du tout.

Elle non plus n'aime pas ça, c'est pour ça qu'elle fait claquer ses talons sur le sol goudronné du petit rond-point aménagé. En son centre une nouvelle petite fontaine, tout aussi ravissante que la première. Elle passe les portes des thermes et tombe sur l'entrée aménagée, sans être trop moderne, sans briller de mille feux et sans être encombrée des nouvelles technologies, la mode est à l'ère du temps et le dix-neuvième siècle a définitivement été bannis de l'endroit. Odile traine sa valise jusqu'à la réceptionniste qui lui sort un laïus qu'on pourrait croire robotisé tant il est parfait.

- Bienvenue aux thermes de Saint-Gervais, madame. J'ose espérer que vous avez fait bon voyage ? Avez-vous déjà réservé ou...

- Odile ?

Et ça, ce n'était pas Hervé.

- Anna ? 

Et les voilà reparties.

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