Il lui a tout de même fallu plusieurs jours pour établir ce constat pourtant si simple : Odile est complètement folle. Un peu sonnée, Anna reste un petit moment sur le seuil de sa porte à regarder celle de la journaliste juste en face. Peut-être quelques minutes, peut-être une heure. Elle se demande sérieusement ce qui lui prend de lui dire des trucs pareils, surtout après ce qu'elles viennent de vivre et les circonstances plus qu'atténuantes qui l'ont poussée à prendre la fuite. L'événement la conforte dans son choix : elle doit partir. C'était ridicule de venir ici, de penser pouvoir résoudre une affaire seule et encore plus en compagnie de la rouquine complètement frappée. Et puis elle ne peut pas mentir à ses collègues éternellement, elle doit revenir au travail, faire ce pour quoi elle est douée, être là où elle est utile. Tout simplement. Et surtout, pour le bien de sa santé mentale, elle doit s'éloigner d'ici. Les murs sont trop chargés en souvenirs, leurs pensionnaires sont encore pires. Elle n'a rien à faire ici. Elle referme la porte et continue de ramasser ses affaires, les quelques bouquins qu'elle avait apporté avec elle en arrivant, son chouchou préféré posé sur la table de chevet. Lâche. Et puis quoi encore ? Elle n'est pas lâche. Elle n'a jamais eu peur de dire la vérité, jamais eu peur de l'affronter. Elle est l'honnêteté incarnée et être honnête, c'est sûrement ce qui demande le plus de courage. Anna soupire. Merde, elle n'est pas lâche. Maudite journaliste. Elle ramasse sa brosse à cheveux et sa trousse de toilettes, l'ouvre rapidement pour vérifier que la photo s'y trouve toujours. Mais elle n'y est plus. Anna reste de nouveau figée au beau milieu de sa chambre, tétanisée pour quelques secondes. Elle n'y est plus, quelqu'un l'a prise. On les surveille. On fouille leurs chambres. Quelqu'un ne veut pas qu'ils découvrent la vérité. Qui ? Au même instant, on frappe à sa porte. La blonde sursaute et dissimule la trousse sous sa valise.
- Ouais, c'est ouvert.
Ce n'est qu'Odile, la mine un peu pataude, un peu défaite, un peu triste, un peu désolée, un peu effrayée. Odile et toute une toile d'émotions qui se baladent aléatoirement sur son visage et dispersent les couleurs sur la surface.
- Je suis désolée. Pardon, vraiment. J'ai été idiote tout à l'heure. Tu n'es pas lâche, tu as le droit d'avoir envie de partir après ce qu'on a découvert sur ta mère. Je peux entrer ?
Anna tique légèrement, ils n'ont rien découvert. Rien, absolument rien. Rien que les souvenirs abimés d'une vieille femme usée par la vie et bousculée par les vagues de son passé.
- Ah parce qu'il y a des jours où t'es moins conne ? Entre.
Odile ne râle même pas en entrant dans la pièce et en s'installant sur le lit, Anna remarque sa pâleur. Quelque chose ne va pas même si elle a trop de fierté pour demander de quoi il s'agit.
- Qu'est-ce qu'il y a ? Je croyais que j'étais trop lâche pour t'aider ?
Elle en rajoute une couche, elle est blessée. Fatiguée de devoir toujours s'excuser pour qui elle est, de se voir reprocher les traits de caractères qui sont les siens et qu'elle ne peut changer. Fatiguée d'être comparée aux autres et fatiguée d'avoir à faire semblant constamment. Anna n'avait pas envie de prendre sur elle pour cette fois, elle voulait s'éloigner et elle a suivi son instinct. Elle ne devrait pas avoir à s'excuser pour ça.
- Est-ce qu'on peut oublier tout ça ? S'il te plait ? J'ai quelque chose à te montrer.
Une nouvelle fois, Odile lui tend son téléphone. Une photographie un peu floue, de l'eau qui coule mais les mots bien visibles derrière la cascade. De nouveau, son cœur s'accélère. Elle sent le toucher délicat d'une main pâle sur le haut de son arcade sourcilière gauche. Un effleurement à peine perceptible alors que la main chasse une mèche de cheveux blonds derrière son oreille. Elle se souvient de deux yeux gris un peu tristes, des yeux clairs. Ce souvenir la percute comme la voix d'Agnès l'a fait, elle l'a refoulé si longtemps. Helga. Bien sûr qu'elle connait Helga. Bien sûr qu'elle connait cet endroit. La jeune femme se met à piétiner furieusement le plancher, les mains dans les cheveux. Elle souffre. Elle souffre de ne pas comprendre ce qui lui arrive, elle souffre de découvrir un morceau de son passé entre ces murs. Mais il le faut. Elle sait qu'il le faut.
- Tu es journaliste, pas vrai ? Si elle est morte, les journaux locaux en ont parlé ? Si ma mère est morte, ils en ont parlé aussi, n'est-ce-pas ? Odile, il faut...
- Je sais. Je vais m'en charger. Tu veux que je te laisse un moment ?
Elle ne sait plus où aller, elle ne sait plus qui elle est et à cet instant son seul ancrage au sol c'est elle. La seule chose dont elle soit sûre, c'est elle.
- Non. Reste s'il te plait.
***
Le temps s'est sauvé, il fait nuit désormais. Anna a l'esprit toujours aussi agité et ça fait quelques heures maintenant qu'Odile fouine le net avec son ordinateur portable. Allongée à côté de la journaliste installée en tailleur, Anna sent la main de la rousse sur sa jambe avant de décrocher ses yeux du plafond.
- Je crois que j'ai trouvé quelques choses.
Anna se redresse, par dessus son épaule elle lit quelques mots qui accélèrent son palpitant. Helga serait tombée dans la cascade et s'est fracturé le crâne. Elle est morte sur le coup, l'article parle d'un accident. Maintenant, Anna entend sa mère pleurer le soir. Elle entend son père la supplier de ne pas s'en aller et elle sent sa main autour de la sienne quand elle est venue ici pour la première fois. Les souvenirs affluent en masse et brutalement, elle sent ses synapses se contracter, tourner à plein régime en relayant l'électricité. Elle se rappelle d'Helga et de sa mère et elle se souvient de cet endroit. Tout est encore brouillon, tout est assez confus mais elle se rappelle. C'est comme retrouver une part d'elle-même, et elle en veut davantage. Elle veut ce bout manquant de son histoire.- Odile, il faut que je te dise la vérité.
Elle qui disait ne pas en avoir peur, c'est le moment de le prouver.
- Je crois que je suis déjà venue ici. Je crois que Céleste m'y a emmenée il y a longtemps, je ne m'en rappelais simplement pas. Je ne me souviens pas de tout, mais je sais que...
Elle déglutit, elle se rappelle de la façon dont elles se regardaient. Elle se souvient de la voix d'Helga, de la douceur de sa peau, de quelques regards échangés et de mains qui s'effleuraient en secret.
- Je crois qu'Helga et Céleste étaient amantes.
Et elle se souvient aussi de l'or, des joyaux et des murs épais. De l'odeur de renfermé, des leçons qu'on lui donnait et des injonctions à ne pas toucher. Elle se souvient de tout ça et elle se demande pourquoi, pourquoi tout à disparu ainsi. Le regard qu'Odile pose sur elle est difficile à décrypter, elle non plus ne comprend pas mais elle est prête à la croire. Elle semble prête à la croire. C'est pour ça qu'elle se permet de rajouter cette dernière chose qui peut apporter autant de réponses qu'en enlever.
- Et je pense aussi qu'on devrait faire un tour près des bassins.
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Memoriae
Mystery / ThrillerGare de Genève, 8 août. La chaleur est insupportable. Onze sexagénaires disparaissent sans laisser de trace. Le seul témoin présent ne se souvient de rien. Absolument de rien. Et puis il y a ces deux-là, celles qui n'ont jamais vraiment su commen...