Chapitre 32 : Paris

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Y a plein de petites vieilles à qui on confierait le bon dieu sans confession. C'est là-dessus que se concentre Anna pour éviter de penser au trou béant dans sa boite crânienne. Dans chaque ville, chaque village, chaque bourgade de vingt habitants. De milliers de petites vieilles qui se ressemblent toutes, qui radotent de vieilles histoires que personne n'écoutent et qui trouvent le moyen de se plaindre de tout. Des milliers de petites vieilles séniles dans les maisons de repos, qui s'abrutissent à jouer au bingo et à regarder des émissions pourries à longueur de temps. C'est une main d'oeuvre considérable. On se méfie pas des vieux. On considère un peu à tort que le savoir faire de toute une vie s'annule quand on commence à prendre de l'âge. C'est pas le cas. Les criminels restent malins et toute l'intelligence pratique ou théorique accumulée au fil des années continue d'exister. Une main d'oeuvre considérable. Elle s'étonne de ne jamais y avoir pensé, surtout avec toutes les séries policières qu'elle regarde.

- Donc tu te souviens absolument de rien depuis notre diner avec John ? De rien ? De rien du tout ?

Anna secoue la tête, un peu agacée. Elle a l'impression qu'on l'accuse, qu'on lui dit qu'elle devrait, qu'elle est censée se souvenir, que c'est sa faute. Mais qu'est-ce qu'elle y peut si les souvenirs s'échappent et lui filent entre les doigts ? Odile insère la clé dans la serrure, clic, c'est ouvert.

- Non, de rien.

Et vraiment, elle se demande ce qu'elle a loupé de si important pour qu'Odile insiste à ce point. Elle aimerait que ça s'arrête, elle aimerait éviter d'y réfléchir. Parce que c'est bizarre, qu'elle ne parvient pas à l'expliquer, que ça l'effraie. Qu'elle a toujours cette sensation d'être dans une pièce fermée à clé où il n'y a rien d'autres que des armoires bloquées. Aucun moyen d'accéder à ses souvenirs, à ces trous dans sa vie alors qu'elle sait que les réponses ne sont pas loin. C'est douloureux, ça lui donne envie de fuir.

- Il faut que je rentre chez moi. Mon chat me manque.

Et c'est vrai, Berlioz lui manque. Ça fait deux semaines qu'elle ne l'a pas vu et elle ne s'était jamais séparée de lui aussi longtemps. Heureusement que sa sœur s'occupe de lui mais sa sœur aussi, elle doit aller la voir. Parce qu'elle va sûrement la tuer si jamais elle ne réapparait dans les prochaines quarante-huit heures, qu'elle aura même le droit à un sermon moral digne de ce nom en prime.

- Tu ne vas nulle part. On doit chercher Germaine pour John et mon appart est bien assez grand pour nous trois.

En vérité, c'est un placard.

- J'ai déjà vu plus confortable, pour être honnête.

Odile jette un regard à l'antiquaire qui pourrait sûrement déclencher une tempête dans un monde où un truc comme ça serait possible.

- Et moi j'ai déjà vu plus aimable, pourtant je vous invite quand même chez moi.

Anna observe les environs, la plante verte presque crevée sur le rebord de la fenêtre, les papiers, les livres un peu partout, les bibelots, la lumière orangée qui éclaire les murs blancs de la pièce, encore une plante verte crevée, un rat dans une cage, des canettes vides dans la cuisine. Pas de doute, ils sont chez Odile.

- T'as un rat ?

La rousse s'énerve en trainant sa valise dans sa chambre, en la balançant sur le lit non sans cris et larmes et en bidouillant le cadenas. Elle a sûrement perdu le code, Anna a peut-être oublié beaucoup de choses mais certainement pas comment la comprendre.

- Oui, j'ai un rat. Il s'appelle Balthazar. Tu peux lui dire bonjour mais il va peut-être te mordre si mon voisin a oublié de le nourrir.

Elle ne s'y risquera donc pas. Après avoir galéré une bonne dizaine de minutes avec son cadenas, Odile déboucle enfin sa valise sous l'œil étonné de John qui n'est sans doute pas habitué à observer tant de fougue dans une si petite personne. Anna le comprend.

- Elle est toujours comme ça ? 

Haussement d'épaules, elle dirait bien que oui mais ne préfère pas s'avancer.

- Je ne la connais pas depuis très longtemps mais ça ne m'étonnerait pas.

Le vieux sourit, Anna garde son regard accroché à son profil. Il a des réponses à ses questions, elle en est presque sûre. Elle ne sait pas si elle est prête à les entendre. Odile quant à elle continue de mener à bien sa mission et déniche son ordinateur portable sous son tas de vêtements mal rangés.

- Donc, Germaine. Le souci avec une Germaine qui a des raisons de rester discrètes, c'est qu'elle y parvient sûrement tout à fait. Elle doit se tenir loin du web mais elle ne me connait pas. John, j'ai des questions à vous poser.

Et c'est ainsi que l'anglais est réquisitionné, que des questions très précises, très détaillées et un peu incongrues sont prononcées. Anna se détache très vite de la conversation, son esprit est loin, bien loin de tout ça. Elle allume son smartphone pour la première fois depuis trois jours, sans surprise, sa sœur a appelé. Souvent. Elle hésite un peu, une minute ou deux peut-être avant de composer son numéro.

- T'es où ? Franchement Anna, ça fait deux semaines. Ils se demandent aussi où t'es passée au commissariat et j'ai cru que t'étais morte. J'ai rien dit à papa mais...

- Est-ce que tu te souviens de maman ?

Silence dans lequel elle n'entend rien, juste le miaulement de Berlioz au loin. C'est peut-être pas le moment de demander de ses nouvelles mais elle aimerait bien en avoir quand même. Curieusement, elle ne se sent pas mal. Elle ne se sent pas anxieuse, angoissée, n'a pas peur, n'est pas en colère à ce moment là. Juste en attente. Juste fatiguée.

- Oui, un peu.

Odile continue de poser ses questions quand il y a aussi un silence de leur côté. Plus de questions. Plus de questions pendant un moment. Et puis après quelques cliquetis de clavier, enfin :

- J'ai trouvé !

Mais elle n'a pas remarqué qu'Anna s'est déplacée, a juste entendu la porte claquer.

MemoriaeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant