Chapitre 36 : Caen

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Donc voilà, elles savent tout.

- Donc tu sais tout ?

Odile acquiesce une fois sous les yeux quelques peu surpris d'Anna.

- Je sais tout.

Cette fois c'est à Anna de hocher la tête, une fois, deux fois, elle se laisse tomber sur le divan trop mou de la jeune femme. Elle s'attendait à tout devoir expliquer pendant des années, faire des schémas compliqués et puiser dans ses souvenirs troués pour retrouver les morceaux du puzzle qu'elles essaient de résoudre depuis maintenant trop longtemps. Mais non, Odile sait déjà tout et elle est presque déçue de ne pas pouvoir mettre son plan de persuasion à exécution.

- Et comment t'as fait ? Quelle mamie t'as encore agressé ?

Les tâches de rousseur ondulent sur le nez d'Odile quand elle soupire, histoire de faire comprendre qu'elle s'est véritablement donné du mal pour obtenir les réponses qu'Anna s'est elle aussi acharnée à obtenir. Elles sont toutes les deux fatiguées, fatiguées d'avoir dansé, fatiguées de retenir leurs émotions, fatiguées de cette affaire et de leur incapacité à s'en débarrasser et pourquoi au final ? C'est une question qui l'obsède un peu, Anna. Elle ne peut plus s'en défaire maintenant qu'elle sait que sa mère est directement impliquée, mais Odile ? Odile pourrait s'en aller. Elle devrait peut-être d'ailleurs.

- Germaine, une très bonne amie d'Aimée. J'ai été dans sa maison de repos pour vieux et je lui ai hurlé dessus. Alors elle m'a raconté ce qui est arrivé à Helga.

Léger moment de silence, Anna ne dit rien parce qu'elle sent que quelque chose dans l'air n'a pas bon goût. Ça sent la fumée, en quelque sorte. Le feu de cheminée. Ou alors c'est peut-être un brasier.

- Tu vois, c'est ce qui arrive quand on disparait sans prévenir. Quand on laisse sa coéquipière seule. Qu'on agit bêtement et impulsivement sans se consulter. On récupère des infos en double alors qu'on aurait pu allier nos forces. C'est bête de faire ce genre de trucs, tu trouves pas ?

Ah non, c'était juste la colère d'Odile. La flic tourne la tête, soupire et hausse les épaules. Il fallait s'y attendre.

- J'avais une affaire familiale à régler.

C'est pas ce qu'on appelle discuter, mais c'est un début. Elle peut pas lui en dire plus ou du moins elle ne veut pas, pas pour l'instant. Elle est fatiguée, a d'autres choses en tête pour le moment et rien qui n'implique cette affaire et celles de sa mère. Rien qui n'implique sa mère, en vérité. Son regard se promène sur les contours du visage de la journaliste, dans ses cheveux. Elle a encore son parfum sur la peau après leur slow paresseux à rêvasser d'une époque différente, de circonstances différentes. Elle est encore un peu là-bas et n'a pas vraiment envie de revenir. Sauf qu'Odile le tourbillon se lève et commence à gesticuler au milieu de la pièce, définitivement vexée de cette réponse qui n'en est pas une.

- Oh, très bien. T'avais une affaire familiale à régler. Nous voilà bien. Après tout c'est vrai, pourquoi je réagis comme ça, on est personne l'une pour l'autre. T'es juste une flic - et je déteste les flics - qui bosse sur une enquête à la con et une fois que tout ça sera fini, on se verra plus jamais. Alors pourquoi je m'ennuie à réfléchir, franchement ?

Elle parle trop fort et trop vite, les neurones fatiguées d'Anna pataugent rapidement dans le pédiluve à synapses avant de réussir à comprendre tout ce qu'elle raconte. Alors elle décide de faire ce qu'elle est rarement : être irraisonnable. Arrêter de ne pas dire ce qu'elle pense et profiter de cet état de lassitude pour être honnête et poser de vraies questions.

- Pourquoi tu continues à travailler sur cette enquête ? On a aucune preuve concrète pour l'instant, personne ne croira cette histoire.

Puisque c'est ce qu'elle voulait à l'origine, un article. Un article qui lui donnerait de la renommée. Sauf que tout ce qu'ils ont depuis un moment, ce sont des témoignages absurdes de vieux croutons que personne ne connait et qui n'intéresseront jamais personne. Les rares photos qu'elles ont prises ont été effacées et rien de ce qu'elles ont découvert ne sera pris au sérieux. Les gens aiment la logique, les gens aiment le concret, les gens se foutent des vieux et ont déjà oublié les disparus de la gare de Genève. Tout est voué à disparaitre et les mémoires de ceux qui sont tamponnés inutiles par la société le font bien plus vite que n'importe quoi d'autre. Son article ne donnera rien de bon et Odile est trop futée pour croire le contraire. C'est exactement ce qu'elle lit sur son visage découragé, défait, comme si elle avait effacé toutes les expressions à la gomme pour retrouver une toile blanche. Elle fait plus jeune comme ça, sans la fierté et les sourires malins. Plus triste aussi.

- Parce que je ne veux pas que tu partes.

Coup de tonnerre, ça résonne comme un pavé dans une marre. Elle se sent comme éclaboussée par une voiture qui serait passée trop près du trottoir un jour de pluie. Douche express, elle y croyait pas, elle voulait pas y croire, c'était encore jamais arrivé. C'est à son tour de se retrouver démunie, sans savoir quoi dire. Elle n'a jamais été très douée pour exprimer ses émotions Anna, c'est en partie pour cette raisons que tous ses ex se sont barrés. Elle se redresse, veut se lever mais ne trouve pas la force. Finalement les mots viennent d'eux-mêmes, parce qu'ils sont évidents.

- Jamais.

Le mot, en fait. Elle secoue la tête et n'a presque pas le temps de la relever avant de voir Odile approcher. En deux secondes, elle s'est assise sur elle, les genoux de chaque côté des jambes d'Anna. Quelques difficultés à respirer quand elle s'approprie ses lèvres à nouveau, les souvenirs qui remontent et cette curieuse idée fixe qu'elles n'ont jamais été à quelqu'un d'autre qu'à elle. C'est elle. Anna n'y peut rien. Ses mains se posent doucement sur la taille de la journaliste et agrippe son vieux pull à motif félins, c'est à ce moment-là qu'elle entend un sanglot, alors qu'elle sent son souffle chaud dans sa nuque. Quand Odile relève la tête, ses yeux un peu mouillés. Sans trop vraiment savoir, Anna comprend pourquoi.

- C'est pas grave si tu oublies tout à nouveau. C'est pas grave.

Et c'est sa gorge maintenant qui se serre, parce qu'elle est impuissante, puissamment désolée face à la situation qui n'arrête pas de se répéter. Elle aimerait lui promettre que ça ne recommencera pas mais en vérité, elle n'en sait rien. Elle perd la mémoire, c'est comme ça. Certains passages de sa vie lui échappent et qui sait, ça ne s'arrangera peut-être pas en vieillissant. Elle ne sait pas réellement pourquoi et n'en saura sans doute jamais rien, tout ce qu'elle sait c'est que ça lui fait du mal pour la première fois. Qu'elle veut que ça cesse pour la première fois, pas parce que c'est douloureux pour elle mais plutôt parce que ça blesse Odile. Elle veut être tout, sauf celle qui la blessera.

- Arrêtez ça, il faut qu'on retrouve ma femme.

Anna relève la tête, merde. Elle l'avait oublié celui-là. Odile pivote légèrement pour regarder John d'un air relativement fâché.

- Ça peut pas attendre ? Juste un petit peu ? Parce que je viens de retrouver la mienne et...

- Non, espèces de jeunes imbéciles esclaves de leurs hormones. J'ai un plan.

Odile revient, pleurniche en descendant de son perchoir et croise les bras.

- Quel. Foutu. Plan ?

Pendant ce temps-là, tout ce temps-là, Anna s'occupe en détestant John.

- Je vous dirai dans la voiture.

La voiture, quelle voiture ? La voiture vers où ? Son regard se reporte sur sa valise pas ouverte et pleine de fringues sales, sans parler de la douche dont elle rêvait depuis un moment.

- À Caen, pour répondre à la question que n'avez pas encore posée. Dépêchez-vous, ou alors je m'en vais seul et vous ne saurez jamais ce qu'il s'est vraiment passé.

Très bien, en route alors.

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