Chapitre 31 : Germaine

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- Ça va pas recommencer quand même. 

Mais si, ça recommence, c'est un foutu cycle sans fin. Et c'est toujours au moment où ça l'arrange le moins, évidemment. Ce serait pas marrant sinon. Est-ce que ce sera ça sa vie maintenant ?

- Si. Et ça risque de recommencer souvent. Il n'y a aucun moyen de récupérer ses souvenirs après avoir été exposé au miroir. Tout ce qui entre en conflit avec les souvenirs effacés est alors éliminé. 

Odile s'arrête, fixe longuement John. Très longuement, sans aucune expression. C'est sa manière de lui montrer à quel point elle est blasée, énervée, frustrée et complètement sourde à ses élucubrations de vieux fou.

- Vous dites n'importe quoi.

Tout ce qu'elle voit, c'est Anna et son blocage psychologique. Elle se dit qu'elle a du vivre un truc horrible étant plus jeune et que ça continue de la hanter, que son esprit a simplement décidé de le supprimer pour éviter de souffrir. C'est un mécanisme de défense, très courant et très connu. Elle fera des recherches là-dessus en rentrant. Quoi qu'il en soit, la jeune femme est amorphe, à peine vivante et pourtant en mouvement. Odile la traine d'une main alors qu'elle promène leurs valises de l'autre. Ce n'est pas facile, vraiment pas facile, mais elle y parvient.

- Tout ça peut être expliqué de manière parfaitement rationnelle et vous le savez très bien. Mon problème c'est pas votre objet magique, c'est le fait que la personne qui se trouve à côté de moi et pour qui j'ai des sentiments très forts oublie toutes les déclarations qu'elle me fait.

Elle rit nerveusement en donnant leur carte d'embarcation à la dame du guichet, on leur désigne une porte et Odile se débarrasse enfin des valises. John a pu avoir un siège à la dernière minute, elle ignore complètement qui il a dû éliminer pour ça et s'en fout un peu. Sa main toujours dans celle d'Anna, Odile s'arrête à mi-chemin pour lui tapoter les joues et vérifier qu'elle est toujours en vie. En vie peut-être, mais définitivement absente. Y a plus rien dans ses yeux, absolument plus rien. La femme qu'elle a aperçue au bout de la rue et qui l'a mis dans cet état s'est complètement volatilisée malgré la course (désespérée) d'Odile pour la rattraper. Après John est arrivé, ils ont parlé, ils se sont assurés qu'Anna allait physiquement bien et les voilà.

- J'en suis désolé.

Saloperie de vieux qui semble toujours avoir une longueur d'avance sur les autres avec son petit sourire narquois, Odile le fusille du regard. Il n'a pas l'air désolé du tout, il a l'air de s'en moquer royalement.

- Puisqu'on est visiblement voués à passer ces quelques heures ensemble, pourquoi vous me parleriez pas de votre grand amour disparu ? Ça changera un peu et puis je pourrais me moquer de vous aussi comme ça.

Ce qui est drôle avec Odile, c'est qu'elle n'arrive pas à être vraiment méchante. Elle est au mieux un peu piquante, au pire complètement ridicule. Pas menaçante pour un sou et ça, l'anglais l'a bien remarqué.

- Je ne sais pas si vous êtes en état de jouer les détective, Odile.

La moutarde lui monte au nez, vraiment. Et c'est peu de le dire. La jeune femme cherche un endroit pour qu'Anna puisse s'asseoir, trouve un Starbucks et s'installe en terrasse. Elle déteste les aéroports, elle rate toujours ses vols parce qu'elle se dit qu'elle a largement le temps et finit par ne plus en avoir. La situation l'inquiète également bien plus qu'elle ne le montre vraiment, son cœur bat trop vite quand Anna fait ça. Quand elle la regarde comme ça. Les souvenirs de leur nuit ensemble avaient été gâchés par l'alcool mais ce baiser, elle s'en rappelle trop bien. Elle a encore son goût sur les lèvres. Savoir que l'autre aura tout oublié quand elle reprendra conscience, c'est dur à encaisser.

- Et vous êtes qui pour déterminer dans quel état je me trouve ?

Mais John ne l'écoute plus parce qu'il s'est assis et qu'il a sorti son smartphone. Son. Smartphone. Odile reste un peu bête en le regardant l'utiliser, c'est presque comme surprendre ses grands-parents en pleine action. Elle l'imaginait aisément rejeter la technologie ou du moins galérer avec. Là, il est à deux doigts de faire une story Instagram.

- Vous dites si je vous ennuie surtout.

La rousse attrape la carte et la parcourt des yeux, elle n'est pas très différente de celle qu'elle connait à Paris (très étonnant dis donc) mais son anglais est assez mauvais pour qu'elle galère à comprendre. Anna est toujours complètement muette et toujours en état de mort cérébrale, John ne lui répond pas et les prix sont démentiels. Une journée comme les autres dans une ville comme les autres avec des gens comme les autres.

- Il est là, mon grand amour. Et je veux retrouver la femme qui se trouve à ses côtés.

Odile attrape le portable du vieux avec méfiance, un peu comme s'il risquait de lui exploser dans les mains. Elle en garde d'ailleurs une dans celles d'Anna, parce qu'elle a curieusement peur qu'elle s'échappe, se fasse mal, souffre d'une manière ou d'une autre. C'est ce qui arrive aux gens sans défense, en général.

- Qui est-ce ?

John inspire, trop fort pour que ce ne soit pas le signe d'un dégoût profond envers la personne mentionnée.

- Germaine, sa meilleure amie. Elle ne fait pas partie des disparus de Genève, elle s'occupait du relationnel. C'est elle qui a fait le lien entre ma boutique et leur trafic, était chargée de trouver d'autres vendeurs. Vous comprenez ? Elle faisait partie du groupe mais...

- Pas vraiment.

Odile acquiesce, impliquée mais pas assez pour disparaitre mystérieusement comme les autres. Retrouver une personne, c'est sans doute ce qu'elle fait le mieux. La journaliste acquiesce lentement, c'est une bonne piste. Il faudra tout remettre à plat une fois en France, relier tout ce qu'ils ont déjà à ce qu'ils ont obtenu. Il faudra aussi qu'elle trouve un psy pour qu'il débloque l'amour de sa vie, qu'elles puissent s'en aller d'ici et vivre dans une maison avec une terrasse, un jardin et sans personne autour. Elle réalise à ce moment là que John pourra sûrement identifier les autres disparus, qu'ils ont un nouvel objectif et que même si cette journée est définitivement ratée : elle avance. Ils avancent et elle en est sûre, ils trouveront leurs réponses.

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