Il pleut souvent à Londres, quand même.
Les gouttes s'écrasent violemment sur la pierre grise et un peu fissurée, Anna se demande bien depuis combien de temps tout ça tient debout. Peut-être qu'elle devrait s'en aller, c'est tellement bizarre comme situation. Elle a merdé avec Odile et ça s'est empiré quand elle a commencé à l'écouter se confier à propos de ses amis imaginaires, de ses fantômes ou de sa folie, pour ce que ce qu'elle en sait. Mais elle se dit qu'au fond, elle est aussi tarée qu'elle et peut-être même qu'elle l'est plus. Les gouttes continuent de tomber, ça ruisselle dans ses cheveux attachés, ça coule dans sa nuque. Si elles ne l'étaient pas toutes les deux, qu'est-ce qu'elles foutraient là de toute façon ? Ça a peut-être du bon, peut-être qu'elles peuvent en sortir quelque chose qui les rendra meilleures. Ou peut-être pas. Peut-être que ça les tuera, qu'elles finiront crevées dans le caniveau ou qu'elles se flingueront mutuellement. Elle est bizarre leur relation après tout, tout ça c'est malsain. Cette enquête est malsaine. Cet endroit est malsain.
- Bon tu viens ?
Anna relève la tête, il y a quelques gouttes d'eau dans ses cils qui troublent sa vision. Ça lui fait bizarre d'avoir appris quelque chose d'intime sur elle, même si elle essaie de ne pas le montrer. Elle aimerait bien pouvoir se confier à son tour, mais elle n'ose pas.
- Pour quoi faire ? Ils ne répondent pas.
Il y a un point relais qui porte le nom de Myosotis à Londres. Elles l'ont découvert en cherchant des lieux qui pourraient avoir ce nom là et elles sont tombées là-dessus. Un point relais, tout simplement. C'est logique qu'a dit Odile mais Anna avance toujours dans le même brouillard depuis qu'on a effacé un bout de sa mémoire. Depuis qu'il y a ce trou, ces trous dans sa psyché.
- Pour éviter d'attraper la mort, idiote. Viens et dépêche toi.
Pas assez désespérée pour se la jouer héroïne de films sombres, Anna se réfugie sous le porche de la boutique et se retient de répliquer qu'elle n'a plus peur de rien. C'est faux en plus, elle a peur, elle a toujours envie de vivre même si elle ne sait pas trop pourquoi, quel sens a tout ça. Odile continue de marteler la porte sans répit et Anna s'impatiente, soit il n'y a personne, soit ils ne veulent pas les laisser entrer. Elle ne voit pas pourquoi ça changerait au bout du cent-unième coup sur la porte.
- Pousse toi.
Il y a un gros caillou sur le muret, sûrement un bout de ce même muret d'ailleurs. Celui qu'elle observait se teinter d'humidité quelques secondes auparavant. Elle suppose qu'on a du le poser là en attendant de savoir ce qu'on en ferait, même si la réponse c'est sûrement rien du tout. Anna l'attrape.
- Mais t'es malade ou quoi ? Il fait jour ! Les flics peuvent être partout et entrer par effraction dans une boutique, c'est un délit il parait ! Anna ? Youhou ? TU FOUS QUOI AU JUSTE, ANNA ?
Mais elle n'écoute déjà plus et passe la main dans le trou qu'elle vient juste de créer dans la fenêtre. Oups. Y a du vent aujourd'hui. Elle tâtonne, trouve la serrure et remarque avec bonheur que la clé est toujours sur la porte. Après une relative galère de cinq minutes, elle parvient à la déverrouiller.
- J'en ai marre. Après toi.
C'est vrai, ça va pas assez vite tout ça. Elle a l'impression qu'on les prend largement pour le dindon de la farce et elle déteste ça. Elle déteste ne pas comprendre. Alors tant pis si elles se font remarquer, elles sont blanches, femmes et bonnes comédiennes. Elle se dit qu'elles peuvent s'en sortir. Bon d'accord, Odile est bonne comédienne.
- T'es complètement cinglée, sérieux.
- Moi aussi je te trouve super cool. Avance.
La rousse finit par obtempérer, non sans arrêter de ronchonner. Elle aime bien l'embêter et ça pourrait devenir une habitude, mais elle a du mal à considérer tout ça sérieusement. Elle a l'impression de rêver éveillée depuis quelques semaines, le fait que sa vie ait radicalement changée n'aide pas. Pourtant c'est elle qui a enclenché tout ça, c'est elle qui s'est intéressée de trop près à l'évaporation de ces vieux. C'est elle qui a entendu l'appel et elle ignore encore pourquoi. Plus ça va, plus c'est dur. Plus c'est lourd. Plus elle veut que ça cesse.
- Wow, la déco doit dater du moyen-âge.
C'est vrai, c'est vieillot et ça se sent dans l'air. Il y a cette odeur de poussière, ces senteurs d'autres époques, quelques effluves de tabac, quelques volutes de charbon, du vieux parfum de rose. C'est ce qui frappe Anna en premier, ce sont les odeurs. Ensuite il y a le reste, les rideaux épais avec de grosses boucles pour les maintenir en place, les tapis superposés, les meubles qui ont au moins une centaine d'années, la vielle vaisselle et les vieux bibelots. Pas de doute, elles se trouvent bien chez un antiquaire. Odile soulève un ou deux objets, remue un peu la poussière, se promène derrière le comptoir, regarde si les tiroirs sont fermés : ils le sont. Pour quelqu'un qui semblait réticente à l'idée d'entrer par effraction, il semblerait qu'elle se soit vite fait à l'idée. Anna fait résonner ses bottes contre le parquet jusqu'au fond de la salle, elle y remarque un escalier qui mène à un sous-sol. Ça lui rappelle des souvenirs sans trop qu'elle sache pourquoi.
- Tu peux venir s'il te plait ? Je crois que j'ai trouvé quelque ch...
- Je peux vous aider ?
Anna sursaute, bon sang. Il a failli la tuer. Elle se retourne pour tomber nez à nez avec un vieil homme aux cheveux complètement blancs et étonnamment brillants. Son accent anglais est à couper au couteau, il se reflète jusque dans ses gestes, son port de tête. Son français est bon pourtant, elle n'a eu aucun mal à le comprendre. Anna avise rapidement ses fringues, le gilet qu'il a sur le dos et le pantalon à pinces qui date au moins des années 20. Il est grand aussi, impressionnant.
- Peut-être. On est ici pour le point-relais, Myosotis c'est ça ? Original comme nom.
L'homme reste silencieux, longtemps. Trop longtemps alors que son regard bleu glacé semble décomposer chaque élément constituant sa personne : son âme y compris.
- Je m'appelle Anna. Enchantée.
L'homme hausse un sourcil blanc, visiblement impressionné ou simplement offensé par son culot. Les deux lui vont plutôt bien.- Je pourrais faire venir la police, vous le savez ?
Elle a comme envie de lui répliquer qu'elle est déjà là, mais elle se retient.
- Vous pouvez m'appeler John, mais vous n'avez rien à faire ici.
Elle aperçoit une chevelure rousse en coup de vent, juste avant que John soit assommé avec l'une de ses antiquités et s'écroule sur un tapis sûrement plus cher que sa propre vie. Parfait.
- J'ai paniqué.
![](https://img.wattpad.com/cover/247060567-288-k27778.jpg)
VOUS LISEZ
Memoriae
Mystery / ThrillerGare de Genève, 8 août. La chaleur est insupportable. Onze sexagénaires disparaissent sans laisser de trace. Le seul témoin présent ne se souvient de rien. Absolument de rien. Et puis il y a ces deux-là, celles qui n'ont jamais vraiment su commen...