C'est quand même drôle d'être flic dans un pays et de se retrouver prisonnière dans un autre. Bon d'accord, peut-être pas drôle mais suffisamment ironique pour faire sourire.
- Ils peuvent pas nous mettre en taule. On est françaises, on a des droits. Ça va prendre des plombes. On va avoir le temps de s'échapper. Tu dois forcément savoir comment t'échapper, t'es flic. Dis moi qu'on va pas pourrir ici.
La tête toujours embrumée par les mots du vieux, Anna se tient les tempes et essaie de survivre. Sa camarade de malchance ne rend pas les choses faciles en gesticulant comme ça. Elle aimerait bien le lui dire mais elle est trop occupée à combler les trous dans son esprit pour ça. Odile doit savoir à la façon dont elle réagit, mais elle ne lui dit pas. Il y a sûrement une raison à ça, elle n'est pas du genre à cacher des informations pour rien. Tout devient compliqué d'un coup, tout devient flou. Encore. Elle a l'impression qu'on lui a enlevé, cramé des parties de son cerveau qu'elle n'a jamais pu retrouver. La seule question c'est comment.- Anna, s'il te plait. Est-ce que tu pourrais arrêter cinq secondes de déprimer et m'aider à chercher une solution ?
- Je déprime pas, je réfléchis. Tu devrais essayer.
D'accord, trop froid.
- Pardon, ok ? J'essaie juste de comprendre le peu que John a dit. C'est pas super simple alors si tu pouvais...
Et puis là, ouverture de la cellule. Les clés qui font chanter le métal, ça sonne la liberté, la délivrance, ça a un goût encore jamais expérimenté jusque-là. Les enquêtrices du dimanche regardent le flic avec un sourcil levé, on leur aboie des trucs en anglais. Anna n'est pas très bonne en anglais, mais elle comprend l'essentiel.
- Il n'a pas porté plainte ?
Le flic les fait sortir, visiblement quelqu'un a payé leur caution. On les presse vers la sortie, on leur fait signer leur tas de paperasse en guise de punition et elles sont dehors. Très désorientées et dehors. Odile et Anna se regardent, longtemps. Mince alors, et dire qu'elles auraient pu planifier de scier les barreaux de leur prison avec des ficelles de tampon. Il fait nuit désormais, elle voit les lumières de Londres briller et les illuminer au loin.
- Je vous ramène ?
Elles pivotent à 90°, en même temps. John. Manquait plus que lui, on s'amusait pas encore suffisamment. Y avait pas encore assez de mystères et de trucs inexplicables.
- Vous avez appelé la police.
C'est Anna qui a parlé et elle a du mal à le réaliser.
- Non, pas vraiment. C'est ma vendeuse qui l'a fait. Elle était dans l'arrière boutique, pensez à vérifier toutes les pièces d'un batiment quand vous prévoyez de séquestrer quelqu'un.
Elle n'y manquera pas. La flic soupire, roule des yeux, tape son talon contre le bitume, regarde partout sauf vers lui. Il ne l'effraie pas, il l'énerve seulement. Elle n'est pas certaine de pouvoir retenir toute la rage qu'il y a en elle. Elle risque fortement de finir par lui cracher à la gueule et ce n'est certainement pas la bonne chose à faire. Ça fait des années que ça sommeille là, dans son estomac. Si ça finit par exploser, qui sait ce qui pourrait arriver ? Surtout qu'il a quand même payé sa caution, ce serait ballot de finir quand même en taule pour son meurtre.- On vous suit.
Cette fois, c'est Odile qui a parlé. John semble s'être remis de son agression, il a un bandeau autour de la tête mais le porte comme s'il s'agissait d'un accessoire de mode. Il est le genre de personnes qui n'a besoin de rien pour être élégant, qui rend ce qu'il porte plus impressionnant, plus noble en quelque sorte. Vraiment très étonnant.
- Parfait. J'ai des choses à vous dire mais je préfère autant ne pas être attaché et contraint pour ça.
Monsieur a de ces exigences, tout de même.
- Je connais votre mère depuis des années, nous faisons affaire ensemble depuis presque trente ans. Je vous connais vous parce qu'elle me demande régulièrement de vos nouvelles. Je les obtenais depuis la France. Montez.
Odile et Anna avise la voiture que l'anglais leur désigne. Intéressant. Il pourrait être dangereux, il pourrait vouloir se venger et il est en train de leur servir la vérité sur un plateau d'argent. Louche, très louche. Odile monte dans la voiture, d'accord. C'est donc elle la fille qui se fait tuer dans les films policiers. Anna lui emboite le pas, elle n'a plus le choix maintenant que la rousse est entrée dans cette foutue voiture. Lui demander de sortir c'est peine perdue, la laisser là c'est hors de question.
- Par qui ?
Anna s'assoit, la question vient d'elle une nouvelle fois. La voiture sent elle aussi les antiquités, peut-être un peu le chat mouillé et sans aucun doute le tabac froid. Curieuse atmosphère, sympathique retour en arrière.
- Agnès. Elle est une des habituées des thermes Saint-Gervais, nous...
- Nous connaissons Agnès.
Les yeux exorbités d'Odile parlent d'eux-mêmes, on sent que la journaliste est tout bonnement, simplement, purement révoltée. Agnès. La gentille petite vieille, Agnès. Celle qui les a doucement regardé dans les yeux et qui les a tranquillement menées en bateau. Celle-là même qui était censée être complètement sénile. Celle-là qui leur a parlé de Céleste avec des larmes dans les yeux. Cette Agnès là, vraiment. À ce moment-là, on aurait bien pu lui coller des ailes, un bec et l'appeler pigeon qu'Anna ne se serait pas sentie insultée.
- Oh, je vois. Ce n'est pas très surprenant si vous êtes parvenues à arriver jusqu'à moi.
Un silence, un long silence. Les mots lui brûlent les lèvres et Anna ne peut pas les retenir plus longtemps, ça va finir par lui carboniser la gorge.
- Vous ne pouvez pas faire affaire avec ma mère depuis trente ans, parce qu'elle est morte il y a vingt-cinq ans.
Elle se souvient d'Agnès désormais, elle se souvient de ce qu'elle avait dit, clairement. Cette vérité lui allait bien parce qu'elle expliquait l'absence, elle expliquait le silence. Si Céleste n'est pas revenue c'est parce qu'elle est morte. Pas parce qu'elle ne voulait pas d'elle, pas parce qu'elle la fuyait, parce qu'elle est morte. Ça lui allait très bien, vraiment très bien. Anna croise le regard de John dans le rétroviseur, ostensiblement désolé.
- Elle n'est pas morte et Agnès le sait. Je vais vous expliquer tout ce que je sais.
La tension est redescendue, elle sent l'envie d'aider. Elle sent l'inquiétude, ne comprend simplement pas pourquoi. Elle sait qu'elle est sur le point de mettre fin à quelque chose, fin à une partie de sa vie où elle vivait sans savoir la vérité. Elle sait qu'elle est sur le point d'apprendre quelque chose de crucial et ça lui fait peur, un peu. L'autre part d'elle est heureuse de pouvoir y mettre fin, espère y mettre fin. John se gare, Anna entend le bruit distinctif de son frein à main. Elle était déjà prête à sortir quand Odile a posé sa question, une très bonne question.
- Pourquoi vous feriez ça ?
C'est vrai qu'elles ne se sont pas montrées sous leur meilleur jour en premier lieu. Un voile se pose sur le regard clair de l'antiquaire, sourire las.
- Parce que ma femme a disparu et que j'ai besoin d'aide pour la retrouver.
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Memoriae
Mistero / ThrillerGare de Genève, 8 août. La chaleur est insupportable. Onze sexagénaires disparaissent sans laisser de trace. Le seul témoin présent ne se souvient de rien. Absolument de rien. Et puis il y a ces deux-là, celles qui n'ont jamais vraiment su commen...