Chapitre 41 : Mercredi 11 avril

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Tout ce qu'Odile voulait savoir à cet instant, c'était si elle allait mourir. Elle avait suffisamment lu d'histoires saugrenues pour savoir que fuir une station service en pleine nuit et en compagnie de sa plus moins belle-mère qui l'a en vérité plus ou moins kidnappée n'était pas un récit censé bien se terminer. Si elle était également consciente d'être une jeune femme pleine de ressources (quoi qu'un peu dérangée), elle était malgré tout lucide quant à sa faible constitution qui ne lui permettrait malheureusement pas de lutter avec Céleste en cas d'attaque. Détestant particulièrement être dans une situation dans laquelle elle ne sait pas à quoi s'en tenir, c'est à ce moment précis tout ce que désirait Odile : savoir. Savoir si oui ou non, ses intentions n'étaient pas de se débarrasser d'elle fissa et de l'enterrer dans un endroit moche et peu ensoleillé où personne ne la trouverait jamais.

- Vous comptez me dire où est-ce qu'on va comme ça ?

Sauf que ces questions-là ne se posent pas vraiment, encore moins à sa potentielle meurtrière. Alors pragmatique, Odile se concentre sur ce qu'elle peut contrôler pour ne pas (trop) paniquer. L'endroit où elles vont, ça semble être une bonne idée.

- À Genève.

Ça semble logique, puisque si elle réfléchit et évalue son état de fatigue après leur voyage, il est actuellement situé entre la randonnée au Kilimandjaro et la lecture d'un livre de recette en latin. Autant dire qu'elle est exténuée, bien qu'elle n'ait aucune idée du nombre d'heures qu'elle a passé à attendre dans un train aujourd'hui. Trop, sans aucun doute. Avec près de quatre correspondances dont l'une dans un village particulièrement paumé mais assez charmant dans lequel a chouiné pour obtenir une barre chocolatée. Sans succès. La mère est encore plus implacable que la fille.

- Je déteste Genève. Votre fille m'a dit d'aller me faire foutre là-bas. C'était pas très gentil et en plus, elle en pensait pas un mot.

En vérité elle lui avait sûrement pas dit comme ça, Odile baille. C'était le message qu'elle avait retenu cependant et elle était trop fatiguée pour réfléchir. Pas pour parler en revanche, bien au contraire. La journaliste est une de ces personnes qui ressentent le besoin de parler constamment quand elles sont au bout du rouleau, à la fois pour rester éveillées mais surtout pour que tout le monde le soit autant qu'elles. 

Sauf que pas de réponse, pas de réponse du tout.

- Allez, il reste combien de temps ? Une heure ? Deux ? On va pas la passer à rester silencieuses quand même ?

Elle avait décelé un timide (et très rare) sourire à la mention d'Anna sur le visage de sa mère, pas plus. La dame était comme qui dirait imperméable à toutes émotions, ce qui n'arrangeait pas Odile. Et à vrai dire, elles venaient de passer tout un voyage long de plusieurs heures à ne rien se dire. Au début, c'était surtout parce qu'Odile n'osait pas discuter de peur de s'en prendre une, maintenant c'est seulement parce que Céleste ne coopère pas.

- Si ? 

Si. C'était d'autant plus grave que la vieille lui avait plus ou moins promis de lui dire la vérité concernant tout ce qui s'est tramé dans le passé et tout ce qui se trame aujourd'hui. D'accord, elle n'avait peut-être pas promis, mais elle avait tout de même évoqué la possibilité de lui donner des réponses. Odile comprend une chose à ce moment précis : elle est foutue.

Et puis le train s'arrête. 

Alors elle se dit que l'heure est passée très vite ou qu'il ne leur restait plus beaucoup à parcourir. Enfin. Elle mourrait pour avoir le privilège de manger quelque chose de bon, même si c'est très cher. Après tout, elle a eu la chance d'expérimenter une fois les prix suisses et en garde un souvenir cuisant. Qu'importe, elle vendrait un rein pour une pizza.

- Levez vous, il est l'heure d'y aller.

Y aller d'accord, mais aller où ? Odile lui jette un regard particulièrement courroucé, elle est tout à fait impuissante à tout ce qui se joue ici et déteste ça. Pire encore, elle sait qu'Anna sera furieuse contre elle. Au mieux. Au pire, elle ne la reverra jamais.

- Vous savez que la politesse, c'est pas fait pour les chiens.

Foutue expression qui ne veut rien dire, Odile descend du train avec l'envie d'hurler sur tout le monde. Ce qui s'amplifie lorsqu'elle reconnait cette méchante gare.

- Et en vérité, c'est particulièrement injuste pour nos amis les chiens qui n'ont jamais demandé à être taxé d'impolis quand nous, humains, sommes les seuls responsables de nos incivilités. La politesse c'est sûrement fait pour les chiens puisqu'eux au moins, ils disent BONJOUR quand ils nous voient et ils sont TRISTES quand on part. Vous comprenez ? Vous, vous semblez simplement NE RIEN RESSENTIR DU TOUT. 

Une fois que la crise est passée et qu'elle s'est fait remarquée de l'intégralité des gens présents sur le quais, Céleste se contente d'un haussement de sourcil.

- Je ressens des choses, Odile. Je ne vois simplement pas l'intérêt de bavarder avec vous quand vous ne pouvez pas comprendre ce dont je vous parlerai. Alors maintenant, suivez moi s'il vous plait.

Et à ce moment là, Odile suit. Sans broncher. Parce qu'elle a l'impression d'être une gamine capricieuse qui s'est fait réprimander par la directrice de son orphelinat. Et il y a de ça. Céleste a des airs d'un autre temps, peut-être même d'une autre dimension. Elle est grande, des cheveux quasiment blancs, des traits gravés dans le marbre et une prestance qui donne simplement envie de se taire. Elle n'a aucun doute : elle en sait davantage qu'elle. Et en vérité, si elle ne l'a pas déjà tuée, c'est sûrement qu'elle ne le fera pas. La journaliste souffle, bien. Elle a fait le choix d'être ici, pas vrai ? Alors elle prendra sur elle. 

Les deux femmes progressent dans la gare relativement vite, bien qu'elle reçoive 171 000 voyageurs par jour, elle n'est pas très grande. La douane est passée sans contrôle et Odile retrouve les endroits où elle a rencontré Anna, connu Anna, vu partir Anna. Et le pincement au cœur qu'elle ressent, elle le déteste. Le grand hall est sûrement le plus bel endroit du batiment, quelques bancs au centre, un plafond très haut, de grandes colonnes de marbre et une fréquentation étonnante. Plusieurs personnes sont assises pour lire le journal, d'autres mendient, encore d'autres campent devant le tableau d'affichage des trains. Beaucoup de commerces également, dont un vendeur de donuts qui ne manque pas d'attirer son attention. C'est un des hommes qui mendie qui devient pourtant celui avec lequel elle est obligée d'interagir. Parce qu'il vient vers elles.

- Je m'excuse mesdames et vous allez sûrement trouver ça con, mais quel jour on est aujourd'hui ?

Le gars semble perdu, le regard vague, des fringues trouées, incarnation même de la misère que tout le monde s'acharne à ignorer. Pourtant Odile voit quelque chose briller dans ses yeux, une lueur de malice, ou d'intelligence pure, elle ne sait pas. Ou peut-être que c'est son étrange sourire qui lui donne des frissons dans le dos. Pour ça non plus, elle ne sait pas trop.

- Mercredi. Mercredi 11 avril.

Odile avait sûrement perdu la notion du temps en voyageant, mais elle était presque sûre qu'il n'était pas mercredi et que huit mois ne s'étaient pas écoulés pendant qu'elles étaient dans ce train. Le mendiant sourit à nouveau, leur fait signe d'avancer, Céleste n'hésite pas. À partir de là, le cœur d'Odile n'a cessé d'accélérer, un peu comme s'il allait exploser dans sa poitrine. Elles entrent dans un photomaton, celui près d'une des sorties. L'homme leur tient le rideau et lorsqu'il le referme, Céleste a déverrouillé une trappe dans le sol. Odile de son côté, ne respirait plus que par petites bouffées, ce qui lui donnait sûrement des airs de rongeur. Après s'être copieusement maudite pour ça, elle suit Céleste et obéit lorsqu'elle lui demande de refermer la trappe. C'est une échelle qui se trouve sous ses mains. Une échelle simple, en bois. Il n'y a pas de lumière ou presque pas, juste une faible lueur à la fin du tunnel. Elle est terrifiée. Elle est simplement terrifiée, s'accroche du mieux qu'elle peut aux barreaux en espérant ne pas tomber, en espérant qu'elle ne se rende pas dans un endroit qui la changera à jamais, la fera disparaitre, pire encore. Elle espère, espère si fort.

- Bienvenue dans l'Alter, mademoiselle Lafougère.

Et lorsqu'elle ouvre les yeux, c'est un monde entier qui s'éveille.

MemoriaeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant