Chapitre 23 : The Connaught Bar

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Elle s'est fait toutes sortes de films autour de Londres, Odile. C'est la ville d'Harry Potter et de Bridget Jones, c'est une ville où il pleut souvent mais qu'elle s'est toujours imaginée pleine de couleurs. Pour elle Londres c'est les Dr. Martens, le Times, les fish and chips, les cabines téléphoniques et les bus rouge vif. Comme toujours, tout est toujours plus beau dans l'imaginaire qu'en réalité.

- Il est où Big Ben ?

Odile a en fait une version de Londres basée presque au mot près sur celle des guides touristiques. Personne ne peut réellement lui en vouloir, c'est toujours difficile d'y échapper, de s'imaginer une ville avec le peu d'informations que l'on donne dans les livres de géographie, dans les médias, dans les bouquins. Ça donne souvent un mélange étrange entre réalité et fantasme, le tout coiffé d'une sauce propre à chacun en fonction de ce que l'on aime, regarde, lit, retient. Pour elle, il y avait un peu de magie dans l'air de Londres, un peu de cette chose qu'on lui a vendu dans les films et qu'elle a cherché toute sa vie. Cette classe à l'anglaise, ce charme presque mystique, la sensation de vivre à mille à l'heure tout en gardant les pieds sur terre. Elle ne s'attendait pas forcément à ce que Londres ressemble à toutes les villes, avec des grattes-ciel en verre, des bâtiments tout tristes. Elle ne retrouve pas vraiment la magie imaginée entre deux poubelles d'un restaurant de sushis, avec Anna qui n'arrête pas de tripoter son téléphone.

- On est pas là pour faire du tourisme, je sais pas si tu t'en souviens. 

Ah si, bien sûr qu'elle s'en souvient. Comment l'oublier ? Le voyage a été un enfer, Anna s'est montrée exécrable pendant les deux heures de vol et les deux heures d'attente à l'aéroport et elle n'a même pas voulu regarder trente secondes ce qu'ils proposaient en duty free. C'était une expérience traumatisante pour Odile qui n'a que peu voyagé et qui mourrait d'envie de vivre enfin une aventure. D'en profiter. Pleinement.

- Ah oui, c'est vrai. Le fun n'est pas permis par ici.

Alors elle boude un peu Odile, elle regrette qu'Hervé ne soit pas là. Il lui manque et elle se sent bête de lui avoir dit de rester en France. Il aurait sûrement adoré cet endroit et avec lui au moins, elle aurait pu s'amuser. Même en essayant de compatir au fait qu'Anna subit averse sur averse depuis le début de leur rencontre, elle ne parvient pas à surpasser le manque d'empathie de la blonde. Elle l'énerve, c'est tout. C'est pour ça qu'elle décide de lui fausser compagnie et dans un premier temps, Anna ne s'en aperçoit même pas. La rouquine lève le nez, observe les bâtiments à travers ses lunettes rondes et elle se sent étonnamment bien. Elle se sent indépendante, loin de sa campagne natale et capable de faire toutes sortes de choses inédites. Ça lui plait bien à Odile, elle qui cherchait depuis longtemps à s'émanciper de la France, de sa mère, de la peur, des interdits qu'elle s'est fixés. Et finalement, une fois loin des deux poubelles, elle ressent un peu de la magie de Londres. Elle ressent un peu l'hyperactivité et l'impression d'être là où il faut, toujours, constamment, un peu plus à chaque pas.

- Hé, on peut savoir où tu vas ?

Odile soupire en entendant des pas précipités derrière elle, il était temps. Elle a presque cru qu'elle ne le verrait pas. Qu'elle continuerait à avancer bêtement, à la recherche de ce foutu Myosotis, qu'elle ne lèverait même pas les yeux de son téléphone. Ridicule. Tout simplement ridicule.

- Je suis à Londres, alors je vais à Londres. Et ça commence par une tournée des bars branchés. J'ai fait la recherche pendant que tu fossilisais.

Elle croit entendre la flic jurer, mais c'est peut-être son imagination qui lui joue des tours. Ou pas. Quoi qu'il en soit, Odile est déterminée et a déjà lancé l'itinéraire Google Maps de toute façon. Rien ne peut l'arrêter désormais. 

- Je croyais qu'on s'était mises d'accord, c'est toi qui a voulu continuer d'enquêter. On n'a pas de temps à perdre, on a seulement trois jours à Londres. Et il est quatorze heures, bon sang.

Odile hausse les épaules, s'arrête pour traverser au passage piétons. L'heure n'a que peu d'importance.

- Je m'en fous, pour tout te dire. Je vais au Connaught Bar. Tu peux choisir de me suivre, ou enquêter seule. Je te souhaite bon courage en tout cas. 

Odile traverse, inébranlable. Anna jure une deuxième fois, là au moins c'était clair. Il y a un silence qui s'installe, uniquement rompu par le bruit de leurs pas sur le bitume. Elle la suit. Elle la suit. Oh, elle la suit. Odile a réussi.  Elle essaie de ne pas jubiler trop fort, mais ça ne marche pas très bien.

- On prend un verre. Rien qu'un verre, et on s'y met. Pigé ?

La jeune femme acquiesce lentement.

- Un verre et on s'en va.

***

Ça faisait beaucoup plus qu'un verre. 

Elle a cessé de compter maintenant, ça fait bien quatre heures qu'elles sont attablées à cet endroit. L'ambiance du bar a radicalement changée une fois que la nuit a commencé à les caresser de ses reflets bleutés. Tout est plus secret, plus électrique. Ça lui rappelle cette fois où elles ont mangé une pizza à la gare, ça parait si loin et si proche en même temps.

- J'ai une relation toxique avec mon père. 

Odile lève le nez de son martini, elle n'a pas du tout la tenue qu'il faudrait pour boire un verre dans ce genre de bar en si bonne compagnie. Mais la compagnie en question ne semble pas s'en soucier, la rousse est prête à parier qu'elle est du genre à venir fringuée en jean et en t-shirt absolument partout. Les mariages, le Ritz, Buckingham Palace, ça doit sonner de la même façon à ses oreilles.

- Et j'ai jamais réussi à m'en dépêtrer, c'est pour ça que j'ai coupé les ponts sans explication. C'était le seul moyen, je crois. Quand ma mère est partie, il a reporté tout sur moi. Rien de glauque, si ça peut te rassurer. Mais...

Anna s'arrête et passe une main dans son chignon à moitié défait, elle le presse avant de le relâcher et Odile l'observe avec une fascination étrange. Elle est belle dans sa simplicité, belle dans sa manière d'exister.

- Ouais, j'aurais jamais pu partir autrement. Si j'étais restée pour m'expliquer, tout ça.

La journaliste acquiesce, elle regrette vraiment de ne pas avoir mis une jolie robe qui lui donnerait un peu plus de contenance.

- Je ne m'entends pas très bien avec ma mère non plus. Enfin, si. Peut-être un peu trop finalement. On s'appelle tous les jours, elle s'inquiète pour tout, elle m'étouffe mais c'est agréable. C'est le genre de sollicitude qu'on retrouve que chez une mère, alors je laisse faire.

Elles ont toutes les deux trop bu, c'est évident. Mais au fil de la discussion, les similitudes qu'elles pensaient inexistantes s'accumulent. Elles retrouvent les mêmes épreuves, les mêmes craintes dans leurs parcours disparates.

- Je comprends. Ouais, vraiment. 

Elle sent le regard d'Anna courir un peu partout sur son corps depuis un moment maintenant, ça l'embrase. C'est puissant d'être observé par quelqu'un à la dérobée. Elle fait semblant de ne pas le remarquer, principalement pour faire pareil. Les minutes et le silence s'éternisent, et puis Odile se rend compte qu'elle a terminé son martini.

- On devrait y aller.

Anna acquiesce en regardant la fin de son verre de whisky, elle en a bu deux, lentement. Y a tant de choses qui pèsent sur ses épaules, Odile peut presque les voir.

- Ouais, on devrait.

Une seconde, peut-être deux. Le temps ralentit et les souvenirs se confondent, Odile voit d'autres visages en celui d'Anna et Anna la voit comme personne ne l'avait jamais fait. Quand elle regarde dans ses yeux, elle se voit belle. C'est rare, si rare. Elles s'embrassent presque sans un son, les mains de la rousse se perdent dans le bas de ce chignon presque défait, dans toute cette élégance délavée.

Elle n'y peut rien, c'est arrivé comme ça.

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