Chapitre 33 : Résidence Chaillot

63 15 1
                                    

- On vient voir Germaine et on partira pas tant qu'on l'aura pas vue, pigé ?

Elle est énervée Odile, plus qu'énervée même. Extrêmement énervée. Outrageusement énervée. Incroyablement énervée. Qu'on lui pose un lapin c'est une chose, qu'on oublie le meilleur baiser de sa vie c'en est une autre, mais qu'on disparaisse dans son dos sans même dire au revoir ? Ça non. Ça, elle ne le tolère pas. Pour couronner le tout, elle est obligée de se trainer John un peu partout. Elle aurait préféré mille fois venir avec Hervé mais elle n'arrive plus à le voir depuis qu'elle en a parlé avec Anna, ça fait toujours ça. Quand les autres savent, elle se sent honteuse de vivre parmi les fantômes.

- Vous devriez vous calmer et réfléchir à ce qu'il vient de se passer.

C'est lui, c'est l'antiquaire qu'elle a failli assommer. Vraiment, elle aurait dû le tuer. Maintenant qu'elle sait à quel point il est fatigant, elle réalise qu'elle a eu le bon réflexe quand elle l'a vu la première fois.

- Vous, je vous ai pas sonné. Ça vous arrive souvent d'interrompre les gens quand ils sont en pleine conversation ? Vous êtes né avant la politesse ?

John la regarde un instant avant de souffler légèrement du nez, du point de vue d'Odile il parait très las mais elle met ça sur le dos de son grand âge et pas de son comportement exaspérant. Le vieux se rapproche du comptoir et passe une main dans ses cheveux blancs, Odile croit voir des larmes dans ses yeux mais elle ne parierait pas là-dessus.

- Écoutez... je sais que vous n'avez aucune raison de nous croire et je sais que ma petite-fille peut être excessive mais voilà, cette affaire nous tient à cœur. Beaucoup. Nous ne pouvons pas expliquer pourquoi pour le moment mais...

Excessive. Excessive. EXCESSIVE ?

- C'est bon, c'est bon. Je vais voir ce que je peux faire.

Envie d'hurler, immense envie d'hurler. Ça fait bien dix minutes qu'elle crie sur cette aide-soignante pour obtenir exactement ce résultat précis et lui, il y parvient en trois secondes avec de fausse larme et du faux respect. Elle a eu pitié parce qu'il est vieux et qu'on a toujours pitié des vieux. Envie d'hurler. Énorme injustice.

- Je vois, vous la jouez comme ça. Je suis sûre que vous nous mentez aussi. Je suis sûre que vous mentez à tout le monde. Si ça se trouve c'est un piège et Anna et moi, on s'acharne sur une enquête qui n'est en fait que le délire sadique d'une bande de petits retraités À LA CON ET...

- Vous devriez l'appeler, votre amie.

Mais de quoi il se mêle celui-là. Bien sûr qu'elle devrait l'appeler, elle crève d'envie de l'appeler au moins pour vérifier que tout va bien mais s'inquiéter ce serait se soucier et Odile ne veut surtout pas se soucier. Elle s'est déjà brisé le cœur trop de fois à aimer des gens qui ne le méritaient pas, elle ne compte pas allonger sa liste avec le nom d'Anna. Non. Certainement pas.

- Je sais, mais je pense qu'elle a besoin d'être seule.

La jeune femme hausse les épaules un peu nerveusement, c'est dur de constater que ça se remarque si vite. Que le nom d'Anna est déjà venu rallonger sa liste, finalement.

- Vous avez quinze minutes et si elle réagit mal à votre présence, vous devrez vous en aller.

Ça la rend un peu dingue qu'ils aient à faire des pieds et des mains pour venir voir une petite vieille que sans doute personne ne vient jamais voir. Elle se demande bien quel genre de réaction négative une grand-mère de plus de soixante-dix ans pourrait avoir en voyant deux personnes vivantes qui veulent lui tenir compagnie. Odile fait comme tout le monde, Odile sous-estime les vieux.

- Vous l'avez déjà rencontré au moins, rassurez moi ?

John hoche la tête pour marquer la négative, parfait. C'est vraiment parfait. Odile inspire, expire, c'est parti. L'endroit est charmant, une maison de retraite éloignée de la ville, avec un parc boisé, récemment rénovée, pas mal de personnel, c'est clairement le grand luxe ici. Elle se demande si Germaine a des enfants ou si elle se paie ça toute seule. Ce serait pas étonnant.

- Vous devez vous demander si ça rapporte, ce qu'on fait.

- Non, je m'en fous.

- Des millions.

Elle ne s'en fout pas du tout mais est bien trop rancunière pour poser des questions. Même si ce n'est pas vraiment de la rancune puisque John ne lui a en théorie rien fait du tout. Elle n'aime pas son air supérieur, définitivement. Le duo papy-petite fille suit la dame jusqu'à la chambre de Germaine, des chambres individuelles, de mieux en mieux. Elle n'ose même pas imaginer le prix d'un mois ici, encore moins d'une année. Des millions, qu'il a dit. Ça la rend dingue, sans doute qu'elle aurait aimé avoir l'idée.

- La voilà. Je ne reste pas loin si vous avez besoin d'aide. Ou si elle en a besoin.

Odile se retient de jurer, comme s'ils allaient agresser cette pauvre petite mamie toute pliée dans son fauteuil roulant. Et puis elle se souvient du coup qu'elle a donné à John et la méfiance de l'aide-soignante - qui s'appelle Margot d'ailleurs, elle l'a lu sur son badge - devient tout de suite plus légitime.

- Bonjour Germaine.

John est solennel, John est sûrement toujours solennel. Toute sa vie. Toute sa foutue vie. Chaque minute de son existence a dû être solennelle. Mais Germaine ne répond pas, elle a le regard dans le vide, semble complètement amorphe. Et c'en est de trop pour Odile qui se souvient d'Agnès et de ses mensonges de vieille sorcière. C'en est assez.

- Allez, on va arrêter ça tout de suite, vous allez arrêter de vous foutre de ma gueule et moi je vais être honnête avec vous.

Odile s'assoit sur le lit et murmure tout ça avec la douceur d'un ange, sourire hypocrite collé aux babines.

- J'ai retrouvé votre maison de ville, c'était pas très compliqué. En plus vous faites partie d'un tas d'associations à la con de votre quartier de riches, alors c'était facile d'avoir le numéro de votre jardinier. Un virement Paypal plus tard et il me disait tout ce qu'il savait sur vous, où vous étiez, ce que vous faisiez, où vous allez la plupart du temps, avec qui. Il m'a donc dit que ça faisait deux mois que vous êtes internée ici et qu'avant ça, vous alliez parfaitement bien. Bien au point d'aller régulièrement faire un tour aux catacombes de Paris, étonnant non ? C'est pas un endroit où on va souvent pourtant. Alors...

- Mais taisez vous, pauvre idiote.

La vieille se lève enfin et court fermer la porte avant que quelqu'un ne remarque son changement d'attitude.

- Vous allez tout faire rater.

Voilà, nous y sommes. Précisément là où elle voulait aller. 


MemoriaeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant