Chapitre 39 : Annabelle

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On sait jamais quel moment est précieux. Odile s'est souvent pris la tête avec ça plus jeune, quand elle était encore dans ses plaids et ses grosses chaussettes bien après ses vingt ans et que tous ses amis commençaient une autre vie. Des vies pleines de rencontres, de verres dans des endroits chics, de soirées étudiantes, loin de leurs parents et surtout loin de leur enfance. Elle s'est souvent demandé si elle ne gâchait pas ses plus belles années avec ses complexes, de quoi sa vie du futur serait faite et qu'est-ce qu'elle regretterait le plus une fois âgée. Qu'est-ce qui nourrirait sa nostalgie, sa mélancolie. Celles que toutes les vieux ont dans les yeux, celle qu'on voit sur leurs visages en les regardant et qui nous dit : si j'avais su, j'aurais sûrement fait cette chose différemment. C'est délicat, c'est fragile cet équilibre. Elle a jamais vraiment su comment tout le monde semblait si détendu face au grand néant de l'avenir si stressant. Elle, ça la faisait flipper. Ça la fait toujours flipper. Sauf que lorsque la porte claque derrière Anna et qu'elle se retrouve seule dans cette chambre, elle pense pas à ça. Elle s'est pas dit une seule seconde que ça pourrait être la dernière fois qu'elle lui tenait la main. C'est pour ça que ça fait peur, c'est piégeux tout ça. On sait jamais quel moment est précieux, on comprend toujours trop tard la rareté de ce qu'on a perdu.

- Bonsoir Odile.

Sa main se fige sur la carte dans sa main, merde. Pourquoi c'est pas Anna qui l'a ? Elle aurait dû la prendre, c'est elle qui est partie. C'est à ça qu'elle pense à ce moment là, pas au frisson qui lui parcourt l'échine quand elle comprend qu'elle n'est pas seule là-dedans. Une voix de femme, des intonations familières, des mots pesés un par un, elle sait déjà qui se trouve derrière elle. La rousse se retourne en pivotant doucement, la silhouette est grande et élancée, les cheveux blonds sont coupés courts et le regard est très clair. Trop clair, perturbant. Pas de doute, c'est elle.

- Bonsoir Céleste.

L'appréhension d'Anna à propos de cette soirée devient tout de suite davantage justifiée, c'est évident qu'on leur a tendu un piège. Elle ignore encore qui et comment mais elle se promet déjà de lui faire payer. Céleste se déplace dans la pièce, elle a une façon toute entière d'être et de se mouvoir qui fascine, qui hypnotise. C'est comme si elle ne touchait pas vraiment le sol en marchant, comme si rien ne pouvait l'atteindre, lui faire mal. Odile en vient presque à douter de son humanité, peut-être que c'est comme ça quand quelqu'un souffre trop. On en vient à cesser d'être faillible, cesser d'être humain. Peut-être qu'elle ressent plus rien.

- Tu dois avoir beaucoup de questions.

Oui, elle en avait. Elle en avait tout un paquet format familial mais à ce moment-là, rien ne vient. Elle reste simplement bouche bée à la regarder s'asseoir sur le lit, à serrer la carte magnétique entre ses doigts comme si sa vie en dépendait. Elle se rassure comme ça, en se disant qu'elle peut toujours fuir facilement en cas de besoin.

- Qu'est-ce que vous foutez là ? Ça me parait être une bonne question pour commencer.

Elle sait pas vraiment pourquoi mais elle peut pas s'empêcher d'être un peu en colère contre elle. Toutes les difficultés qu'elle rencontre dans sa relation avec Anna, tous les maux dont souffre la jeune femme, tout part de Céleste. Tout est de sa faute. Sauf que rien ne la perturbe, rien ne la déstabilise. Elle ne cille pas, fixe toujours la journaliste de son regard trop froid.

- Je pourrais vous poser la même question. Vous êtes sur mes traces depuis des semaines, c'est étonnant de vous trouver surprise de me rencontrer.

Bien, Odile comprend un truc. Foncer dans le tas comme un bélier, ça ne marchera pas. Elle est trop maligne celle-là, trop mesurée pour céder à la pression et à la brutalité. Elle a une élégance dans sa manière de parler, de regarder qui fait tout pour la déstabiliser. Ça marchera pas, elle le permettra pas.

- Je ne suis pas sur vos traces, je suis sur celles des disparus. Vous savez, 8 août, Genève, vos amis, pouf, plus personne, magie. Je suis sûre que vous vous en souvenez. Curieusement, leurs traces mènent aux vôtres. 

Elle croise les bras, campe sa position fermement, qu'est-ce que tu dis de ça. La mère d'Anna sourit brièvement pendant qu'Odile compte les secondes, elle devrait déjà être de retour.

- Certes. Je peux vous apporter les réponses que vous souhaitez, il nous faut seulement partir.

Odile cligne des yeux, une fois, deux fois. Qu'est-ce que c'est que ce bordel.

- Je ne suis pas seule. Il y a Anna aussi. Vous savez, votre fille. Celle que vous avez abandonné et traumatisé au point qu'elle préfère oublier votre existence.

Cette fois, elle touche une corde sensible. Très sensible si elle considère la grimace que Céleste ne peut pas masquer, pas contenir.

- Je n'ai abandonné personne, mademoiselle. Tout ce que j'ai fait, je l'ai fait pour Annabelle.

Le prénom entier d'Anna lui fait froncer les sourcils, elle ne savait pas. Quelque chose lui dit qu'elle l'a utilisé pour lui montrer qu'elle en ignore encore beaucoup même si elle prétend tout savoir, ça marche. C'est vrai qu'elle ne sait pas grand chose quand elle y pense.

- Elle ne peut pas venir avec nous. Je vous expliquerai pourquoi sur le chemin.

Les sourcils d'Odile se froncent encore davantage, partir seule avec cette femme n'est clairement pas une bonne idée. Elle se demande seulement si elle a un autre choix à ce stade. Les possibilités s'enchainent dans sa tête, elle fait de son mieux pour trouver une façon de la garder ici suffisamment longtemps pour qu'Anna revienne et qu'elles décident de quoi faire à deux. Elle n'est pas prête pour la fin de leur duo, elle ne sait pas si la blonde lui pardonnera si elle continue d'enquêter seule et aux côtés de la femme qui lui a fait le plus de mal. Odile relève ses yeux sur la septuagénaire, une telle occasion ne se représentera pas.

- C'est le suicide d'Helga qui vous a rendu comme ça ?

Coup de tonnerre, dans le ciel et dans les yeux de la dame. Odile ne bouge pas d'un cil même si tout ce qu'elle veut faire, c'est fuir d'ici.

- Oh ma chère, Helga ne s'est pas suicidée. C'est ma fille qui l'a tuée.

À partir de cet instant, c'était sûr. Elle n'avait plus le choix. Elle a aussi compris que le moment où elle tenait la main d'Anna cinq minutes auparavant avait été précieux, trop tard. La pluie chante doucement sur le verre à ses côtés, quand Anna revient frapper à la porte, plus personne ne se trouve dans la chambre.

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