Chapitre 30 : London City Airport

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- Il était complètement taré. On devrait oublier ce qu'il a dit.

Anna ne fume pas. Elle ne fume pas et elle boit rarement. Elle mange sain et fait du sport. Anna prend soin d'elle, même si elle ne sait pas vraiment pourquoi. Sans doute qu'elle espère mener ainsi une très longue vie triste et ennuyeuse. Personne ne pourra égaler sa longévité, sans doute qu'elle crèvera une fois la centaine passée et que ses organes auront vingt ans de moins qu'elle.

- Quoi ? Le trafic d'objets magiques ? L'implication de ma mère ? Le fait qu'elle ne soit pas morte mais qu'elle a seulement fui très loin de moi ? Ou je devrais simplement oublier qu'une boite magique m'a rendue totalement amnésique ?

Pourtant à ce moment là, elle aurait tout donné pour vivre la plus grande fête de sa vie. Drogues, alcool, sexe et décadence à fond les ballons. C'est drôle ce besoin que l'humanité a d'équilibrer ce qu'il y a à l'intérieur des têtes par rapport à ce qui se trouve à l'extérieur. En général quand ça ne va pas, on aime bien que ça se voit. Quand ça fait mal à l'intérieur, on aime bien que le reste fasse mal aussi. Anna se contente simplement de fumer une cigarette pour l'instant.

- Ok, c'était peut-être pas très intelligent de parler d'oublier des trucs. 

Non, Odile n'a pas les meilleures idées du monde mais Anna n'a que ça. Que ses idées un peu bancales et certainement loufoques, que ses conseils désordonnés et maladroits. Et à l'instant, ça suffit. Ça suffit vraiment. La blonde jette un coup d'œil à la rousse, regard incertain, un peu fuyant, un peu désolé et un peu exténué. Elles devraient rentrer, elles ont vécu davantage en l'espace de deux jours qu'en une vingtaine d'années.

- Tu m'as pas dit ce qu'il s'était passé à Saint-Gervais.

Alors à ce moment-là, Odile lui raconte tout. Leur découverte, le fait qu'elle connaissait les lieux, tout ce qu'elle a trouvé dans les souterrains et à quel point tout lui semblait familier. Elle lui raconte tout ça et Anna prend les informations petit à petit, elle essaie de se concentrer, de lever enfin le voile. Pour l'instant ça tient. Pour l'instant ça fonctionne, elle a même quelques bribes de souvenirs, elle se rappelle un peu de ce qu'il s'est passé ce soir là et de ce qu'il s'est dit. Ça la rassure, au moins un instant. Rien n'est perdu, rien n'est magique. Tout ça ce n'est rien que de la psychologie, elle a dû prendre la décision d'enfouir tout ça étant plus jeune parce que c'était plus facile ainsi. Et aujourd'hui ? Aujourd'hui il est temps de comprendre.

- Donc on nous a enfermé et lorsqu'on s'est réveillées, plus rien ?

- Plus rien.

Anna soupire, c'est étrange. Définitivement étrange. Elle cherche à établir le centre de tout ça sans vraiment y parvenir, quel est le point de départ ? Qu'est-ce qui déclenche ses amnésies ?

- On rappelle John alors ?

Elle hausse les épaules, non. C'est ce qu'elle a envie de répondre. Elle n'a aucune envie de rappeler John parce que son air suffisant à la con lui pompe le sien, mais tant pis. Elles sont partie depuis une demi heure au moins et même si elles avaient en théorie un jour de plus à Londres, Anna voudrait s'échapper d'ici. Au plus vite. Assises sur les marches du London City Airport, elle regarde sa montre avec une certaine anxiété. Leur avion décolle dans deux heures, c'est long deux heures. Le vieux leur a fait part de sa volonté de les suivre mais se coltiner un anglais septuagénaire et ronchon en plus d'Odile ne lui inspire rien de bon. En parlant de la louve, ses doigts attrapent les siens sans qu'elle puisse le voir. Il n'y a que la sensation de fraicheur qui remonte jusqu'à ses ongles pendant un instant, Anna ferme les yeux. Odile n'a pas pris sa main, elle se contente de mêler leurs doigts de manière chaotique et incertaine. Y a plein de doutes dans cette caresse, elle se demande si c'est au sujet de leur relation ou de ses trous de mémoire. À quoi bon espérer après quelqu'un qui finira par tout oublier ? Elle s'est toujours sentie incomplète, maintenant elle sait pourquoi. Mais c'est drôle, avec Odile au bout des doigts le sentiment est moins fort. Ça blesse moins dans sa cage thoracique. C'était exactement ce qu'il lui fallait au fond, ce toucher.

- Ouais, rappelle-le. Et Odile ?

Anna resserre ses doigts, c'est plus ferme d'un coup, beaucoup moins incertain.

- Je peux t'embrasser ? C'est professionnel, juste pour vérifier un truc.

La journaliste reste un moment bête, Anna voit passer plein d'émotions sur ses prunelles. Finalement c'est elle qui vient plus près, c'est elle qui se rapproche et c'est son souffle qui vient chasser le sien. Les paupières se ferment quand les lèvres se rejoignent et c'est le feu d'artifice à nouveau, même sans alcool, même sans excuse. C'est la clope qui touche le sol et les mains qui se perdent autour des formes, le souffle qui s'épuise et ses cheveux qu'on tire un petit peu. C'est pas très correct de faire ça devant tout le monde, mais qu'est-ce qu'elles s'en foutent.

- C'est bien ce que je pensais. Je veux plus que tu t'en ailles finalement.

Parce que finalement, une telle attraction ça ne se repousse pas. On ne lutte pas contre elle et Anna a compris un truc : un moment ça file. Ça s'oublie, se transforme, s'efface avec le temps. Un sentiment aussi. Tout ça, tout ce qu'on considère comme le centre de nos vies. C'est temporaire, éphémère. Tout peut s'éteindre ou presque et elles, peu importe ce qu'elles sont, elle a le sentiment que ça doit perdurer. Qu'elles étaient faites pour se retrouver au bord d'une voie et pour prendre le même train. Et elle s'en fout que ce soit une fille, elle s'en fout de ce que les gens pensent ou même du fait qu'elle a toujours tout fait foirer jusque là. Pour l'instant, ça n'importe pas.

- Toi aussi t'es complètement tarée.

Sourire contre ses lèvres et coup d'œil vers la rue. Petite silhouette mouvante dans la foule habillée en noire, les regards qui se croisent et les babines qui se soulèvent pour montrer les crocs dans un étonnant rictus, plus proche de la grimace. Anna fronce les sourcils, elle la reconnait. C'est elle. Son poing libère les cheveux d'Odile, elle se lève. Faudrait courir après elle mais elle reste clouée sur place, quand la journaliste se retourne enfin elle comprend quelque chose de fondamental.

- Mais c'est Micheline.

Micheline. Foutue Micheline. Elle aurait du s'en douter. C'était elle à la gare, elle qui lui a interdit de passer. Et si c'était...

- C'est ma mère.

Et à nouveau, les yeux se voilent.

MemoriaeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant