Chapitre 25 : Hervé

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Anna est partie maintenant. Elle a fui comme si elle venait de faire le truc le plus catastrophique, le plus terrible qu'elle ait jamais fait. Et même si elle l'aimerait, Odile ne pense pas que la cause de tout ça soit le fait d'avoir couché avec une autre femme. Ce serait beaucoup moins dur à encaisser si c'était le cas, si tout ce qu'elle avait du mal à digérer c'était son homosexualité. Mais Odile, elle en a eu toute sa vie des réactions comme celles-là. De la part d'hommes, de femmes, des autres qui ne comprenaient plus comment ils en étaient arrivés là une fois sobres. Et elle, elle aime. Elle aime, elle aime, elle s'use les ailes encore et encore jusqu'à ne plus pouvoir voler du tout, jusqu'à ne plus pouvoir tenir son regard dans le miroir. Mauvais choix de vie, vraiment.

- Je peux rentrer ? 

Hervé débarque de nulle part, encore. Odile s'assoit dans le lit super confortable, elle ne s'est pas encore décidée à bouger parce qu'elle n'a pas envie de le faire. Y a encore son odeur sur les draps, et elle l'aime bien. Elle sait que tout sera différent désormais, qu'il y a des chances pour que ça n'arrive plus jamais. Et puis il faut le dire, elle est magnifique cette chambre. Dans le genre vieille chambre traditionnelle britannique avec des boiseries partout, des dorures même sur les murs des chiottes. Elle a rarement eu l'occasion d'être dans des endroits pareils, alors elle profite un peu.

- Bien sûr que tu peux rentrer. Tout le monde se précipite pour sortir alors... t'as de la place.

Hervé s'assoit au bord du lit, il soupire en le faisant. Elle regarde son profil attentivement, elle sait déjà ce qu'il va dire. C'est évident.

- Ça ne peut pas continuer comme ça.

Non, c'est vrai. C'est pas sain. Encore plus pour elle.

- Mais t'es le seul à toujours être là pour moi. Je peux pas te laisser t'en aller comme ça.

Non, elle en a trop besoin. Il lui sourit paisiblement alors que le soleil du matin vient éclairer sa peau foncée. Il a toujours l'air gentil Hervé, toujours.

- Tu veux me raconter ce qu'il s'est passé ?

Alors Odile lui sourit aussi, elle finit par se lever, par quitter cet incroyable lit incroyablement moelleux et curieusement grand et rejoint la salle de bains. Elle ose à peine toucher le mobilier, elle a peur de tout salir en posant les doigts dessus.

- Je sais même pas si tu me croirais. En fait, j'en ai aucune idée. Vraiment je te jure, je sais pas ce qui nous a pris.

Odile continue son récit en se brossant les dents, tout est fourni ici et elle trouve ça suffisamment remarquable pour le dire plusieurs fois au milieu de sa tirade. Une fois qu'elle a fini, elle part prendre une douche, reviens avec un sèche-cheveux en main et continue de parler, encore et encore de sa nuit particulièrement agitée. Elle n'entend pas la porte s'ouvrir, elle entend trop tard l'interjection d'Anna. 

Quand elle était petite, on voulait l'interner.

Ou du moins, on y a souvent pensé. Ses parents étaient un peu dépassés par leur fille et son imagination, ils voulaient faire au mieux et ignoraient comment. Elle a une relation bizarre avec ses parents pour ça. Parce qu'ils ne la comprennent pas et parce qu'elle ne peut pas expliquer.

- Anna. Personne. C'est rien. Qu'est-ce que tu fais là ? T'étais pas censée être là, tu m'as dit que tu m'attendais en bas. Pourquoi t'as pas attendu en bas ?

Le ton est presque suppliant, complètement désespéré. Ça lui est déjà arrivé plusieurs fois. C'est pas gênant avec ceux qui ne comptent pas, elle n'a pas peur de les perdre et s'en fout de les effrayer. Mais avec ceux qu'elle ne veut pas voir partir, comment elle fait ?

- Odile, à qui tu parlais ? 

Mais elle lâche pas l'affaire, elle est têtue. Comme les parents d'Odile. Elle ne veut pas, ne peut pas oublier, mettre ça sur le compte d'un moment d'égarement, tout cacher sous le tapis et faire comme si ça n'existait pas. C'est quelque qu'Odile aime chez elle, ça aussi. Alors elle fait ce qu'elle a toujours fait, elle se résigne.

- Tu devrais peut-être t'asseoir.

Hervé est toujours là, et il la regarde tristement. Anna s'assoit à moitié sur lui, les images se confondent et celle d'Hervé s'évanouit. Lui aussi se résigne, il laisse place à la réalité. Comme tant d'autres avant lui. 

- La plupart des gens me conseillent de consulter quand je leur dis ce que je vais te dire. Alors s'il te plait, ne le fais pas. 

Non, elle peut avoir peur, elle peut la traiter de tarée, elle peut faire semblant que ça ne change rien mais s'éloigner progressivement, elle peut avoir n'importe quelle réaction sauf celle-là. Sauf celle où on lui dit quoi faire pour résoudre un problème qu'elle a longtemps considéré comme n'en étant pas un.

- J'ai toujours fait ça. Je parle toute seule pour les autres mais pour moi, je ne le suis pas. J'ai des amis imaginaires, beaucoup. Mais Hervé est le seul que je puisse encore voir aujourd'hui. 

Les autres ont disparus progressivement avec la vie, ou peut-être que c'est Hervé qui les a engloutis. Anna reste muette en la regardant avec des yeux ronds, Odile torture ses doigts devant le nœud de son peignoir. Ça fait peut-être beaucoup pour une seule relation, en si peu de temps. Y a cette voix dans sa tête qui n'arrête pas de lui dire qu'elle aussi, elle va fuir. Encore, et définitivement. Alors elle se demande sincèrement si ça vaut la peine de lui dire pour le reste.

- J'étais pas le genre de gamine - et d'ado - à avoir des copains à l'école. Alors... j'ai fini par m'en créer je crois.

Elle ne sait pas si ça vient uniquement de là en vérité, elle a toujours été du genre à parler à ses peluches, à ses poupées. Ça s'est seulement amplifié avec l'isolement. Anna ouvre la bouche mais ne dit rien, alors Odile continue. Elle n'avait pas prévu de vider son sac aujourd'hui, mais tant pis.

- Mais Hervé est différent. C'est lui qui me pousse à reconsidérer tout ça parce qu'il a existé. Il était vivant. Et je l'ai tué, Anna. Je l'ai tué.

Elle fait de son mieux pour ne pas chouiner pour rien, ça lui ressemble pas et c'est sa faute tout ça. Elle n'a pas le droit de pleurer pour quelque chose qu'elle a causé.

- Il faisait nuit, il pleuvait, j'étais préoccupée par un truc con au boulot et y avait du monde sur la route, ça klaxonnait tout le temps et la radio passait quelque chose de triste. J'ai voulu changer et je l'ai renversé.

C'est pour ça qu'elle ne prend plus la voiture. Plus jamais. Parce qu'elle n'en est pas capable, parce qu'elle est terrifiée, parce qu'elle ne veut pas faire plus de blessés. On lui disait tout le temps qu'elle était maladroite quand elle était petite, faut croire qu'ils avaient tous raison.

- Il est mort sur le coup et j'ai jamais pu oublier son visage. Je sais que c'est morbide.

Elle a échappé à la prison parce qu'elle n'avait en soi commis aucune infraction, le feu était vert, elle ne roulait pas trop vite, n'avait pas bu. C'est lui qui n'a pas fait attention en vérité, mais c'est elle qui ne l'a pas vu. Maintenant, elle le voit sans arrêt.

- Je ne pense pas.

Anna réussit enfin à parler, c'est elle qui pleure finalement. Peut-être plus qu'Odile. Elle reste figée-là, elle ne la regarde même pas. Et elle pleure. Silencieusement.

- On a tous nos façons de faire notre deuil, de gérer un traumatisme. On a tous nos bizarreries, et y a pas forcément besoin de les mettre dans des cases. La tienne n'est pas plus bizarre qu'une autre et parfois on fait des choses qu'on ne veut pas. Mais tu devrais aller consulter.

Elle en sourirait presque.

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