Chapitre 44 : Helga

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Le mercredi 11 avril, elle s'en souvient très bien. Il faisait chaud, trop chaud pour la saison. Elle avait douze ans, douze ans exactement. C'était une de ces époques dont elle ne se souvenait rien avant, toute la période était comme noyée, ensevelie sous la neige et jamais retrouvée. Elle avait simplement décidé d'oublier cet événement et tout ce qui l'entourait, tout ce qui expliquait qu'elle se retrouvait là, à Saint-Gervais. Elle se rendait souvent à cet endroit avec sa mère, l'aimait beaucoup. Ça venait peut-être un peu du fait qu'elle n'y allait que lors des vacances et que Céleste n'emmenait qu'elle. Pas son père, pas sa sœur, elle. Égoïstement, elle adorait ça. La sensation d'être spéciale, d'être aimée, de partager un secret. Elle connaissait tout le monde là-bas, tous les amis de sa mère. Elle les considérait oncles et tantes et les aimait ainsi. C'était simple, c'était doux. Elle se souvient très bien des longues ballades qu'elle faisait dans la forêt qui bordait les thermes de Saint-Gervais. Tous les chemins sont aménagés, faits pour la promenade, faits pour être appréciés. Elle adorait aller là-bas, elle adorait la quiétude des lieux, se souvient si bien de l'herbe fraîche qui caressait ses chevilles et de l'air pur qu'on y respirait. Les gens aussi étaient apaisés, souriants, heureux. C'était peut-être l'enfance qui édulcorait les faits, mais tout semblait parfait.

Et puis il y avait Helga.

Helga était parfaite elle aussi. De longs cheveux bruns, bouclés, de ceux qu'on ne voit que dans les films et les dessins-animés. Elle était gentille elle aussi, surtout avec elle. Helga l'emmenait toujours se promener en sa compagnie quand elle décidait d'y aller, pour ça aussi Anna se sentait privilégiée. Elle adorait Helga, comme les autres. Elle la voyait comme une tante, peut-être même une seconde mère. Elle était spéciale à ses yeux, et elle savait qu'elle rendait sa mère plus heureuse. La Céleste qui était avec elle n'était jamais à la maison, après les vacances. Lorsqu'elles rentraient et qu'Helga n'était plus là. Les souvenirs de ces périodes là étaient moins beaux, plus réalistes peut-être. Ça aurait pu continuer comme ça pendant des années mais un jour, Helga s'est arrêtée sur le chemin d'une de leur promenade préférée. Au début. Elle se souvient de chaque détail, le chemin en terre, les panneaux en bois indiquant les différents sentiers, la cascade d'eau derrière la jeune femme et le vide en dessous. Une immense cascade d'eau qu'elles adoraient regarder ensemble. Mais Helga s'est arrêtée cette fois, sa main tenait toujours la sienne. Elle a hésité, peut-être une seconde ou deux, pas plus. Après ça, elle lui a posé une question.

- Anna, est-ce que tu serais d'accord pour venir vivre avec ta mère et moi ?

Et à ce moment-là, elle n'a pas compris. Toutes ses neurones ont arrêté de fonctionner correctement, elle n'a rien compris. Alors elle a demandé, instinctivement, sans réfléchir.

- Pourquoi ?

Et Helga s'est mordue la lèvre, pas longtemps. Après elle a répondu, instinctivement, sans réfléchir.

- Parce qu'on ne peut plus continuer comme ça, Anna.

Alors elle a compris. Si vite. Tous les gestes d'affections, les sourires, les effleurements du dos de la main, les rires dans les chambres, le fait que jamais sa mère n'était heureuse comme ça une fois loin de Saint-Gervais. Anna, elle avait compris. Alors elle a réagi. Instinctivement, sans réfléchir.

- Non. 

Et elle a retiré sa main de celle d'Helga, a fait un, deux, peut-être trois pas en arrière. Elle a trébuché sur une racine, s'est écorchée les genoux. Alors elle voulait l'aider, Helga. Elle a fait un pas vers elle et Anna se souvient très bien de ce qu'elle a vu sur son visage. C'était un mélange de peine, de regrets, de peur et de douleur. Anna de son côté, elle pensait à son père. Elle pensait à son père qu'elle aimait aussi et à sa sœur qu'elle adorait plus que n'importe qui. Et elle comprenait la terrible proposition qu'on lui faisait, celle de les abandonner.

- Non !

Alors elle l'a poussé. Instinctivement. Sans réfléchir. Elle s'est retrouvée les deux genoux dans la boue, couverts de sang et de terre. Le souffle coupé. Elle a regardé le corps d'Helga tomber si brièvement et sa tête frapper un des rochers, en bas. Elle a regardé longtemps. Jusqu'à ce que la nuit tombe et qu'on se mette à les chercher. Elle n'a pas bougé, même si ses genoux lui faisaient mal et qu'elle sentait que la terre avait séchée et s'était mêlée au sang. Elle n'a pas compris, ce qu'elle venait de faire. Elle ne voulait pas.

Quand sa mère est rentrée, elle a poussé un cri qu'elle n'aurait jamais dû oublier.

C'était de la souffrance pure, comme si on venait de lui arracher le cœur. Plus personne ne se souciait de ses genoux écorchés. C'est à cet instant précis qu'elle a décidé qu'il fallait oublier. Parce qu'elle ne supportait pas de voir sa mère hurler, pleurer, poser des questions avec sa voix éraillée en sachant qu'elle en était la seule et l'unique responsable. Elle a décidé d'oublier, parce qu'elle ne pouvait pas faire autrement.

Le lendemain, sa mère était partie et n'est plus jamais revenue.

- Vous savez, John, je n'ai pas peur.

C'est ce qu'elle lui dit pendant qu'on lui noue les mains avant d'entrer dans le taxi. Anna regarde autour d'elle mais personne n'est là, les rares passants préfèrent regarder ailleurs. Personne pour signaler que deux hommes sont en train de ligoter une jeune femme blonde avant de l'enfermer dans un taxi. Pas grave, elle n'a pas peur.

- Vous n'avez pas de raison d'avoir peur, Anna.

Non, parce qu'elle a déjà vécu le pire, pire que la mort. Maintenant qu'elle s'en souvient, elle ignore comment se comporter, qui elle est. Elle ressent quelque chose de spécial, comme si elle était enfin entière et en même temps dévastée. C'est un tournant pour son existence, et elle n'a pas peur.

- Je sais.

Elle sait, parce que c'est elle le danger. Elle l'a déjà montré, au moins une fois. Ce qu'elle ne sait pas, c'est d'où vient toute cette rage qu'elle a en elle et comment la canaliser. Ils sont deux, elle s'attendait à davantage. Elle sait qu'ils ne se méfient pas d'elle et elle sait aussi qu'ils ont tort. Elle n'a pas peur quand ils la font entrer dans le taxi et qu'elle est contrainte de s'asseoir entre eux. Pas peur non plus lorsqu'il démarre. Elle attend. Une minute. Deux minutes. Dix minutes. Et c'est quand elle sent leurs muscles se relâcher qu'elle donne un coup de tête à John, si fort que la sienne rebondit contre la vitre. Elle se sert de l'espace libéré pour écraser sa botte contre le nez du deuxième et passer ses liens autour de sa gorge. Et elle appuie. Elle appuie où il faut, parce qu'elle sert le faire, suffisamment longtemps pour qu'il perde connaissance. À partir de là, c'est presque gagné. John est toujours sonné et l'homme inconscient est fouillé, elle trouve un portable, un portefeuille, un couteau. Elle l'attrape, l'utilise comme menace contre le britannique et ses mâchoires serrées.

- Finalement, nous allons à Genève.

Et le chauffeur, parce qu'il a peur, n'ose pas la contredire.

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