Épilogue

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Deux semaines plus tard...

Attribuez-vous du pouvoir aux objets ?

C'est une question atypique, je le sais. Pourtant force est de constater que dans nos sociétés si évoluées, l'heure est encore et toujours aux croyances magiques, ésotériques, aux médecines alternatives et aux mille et unes forces supérieures qui ne peuvent être prouvées scientifiquement mais auxquelles on s'abandonne bien volontiers. Vous consultez peut-être votre horoscope, achetez peut-être des pierres et cristaux en espérant qu'ils sauront vous donner confiance en vous, vous priez peut-être devant des objets sacrés en bref : vous accordez sûrement du pouvoir aux objets. La suite de cet article ne devrait alors pas vous surprendre, pas beaucoup du moins.

8 août de cette année, onze vieux croutons disparaissent, l'affaire est très vite abandonnée et très vite classée. J'étais à l'époque tout juste libérée de mon ancien travail, il faisait une chaleur à crever et j'étais bien décidée à avoir le fin mot de cette histoire. Je me suis rendue à Genève, je leur ai couru après, j'ai découvert tant de choses au sujet de cette ancienne bande de malfaiteurs que j'en suis revenue changée à jamais. La première chose que vous devez lire et intégrer pour comprendre cet article, c'est que ces onze personnes disparues n'étaient pas de gentils petits vieux un peu séniles qui venaient gentiment visiter la Suisse. Ils étaient en vérité, des trafiquants.

Je vous entends vous demander, mais quel genre de trafiquants ?

C'est vrai, il y en a des tonnes. Fausses monnaies, drogues, femmes, organes, à quel type de criminels malfaisants appartiennent-ils ? Aucun de ceux-là. Loin de là.

Lorsque j'ai finalement mis la main sur leurs affaires, c'étaient des rangées entières d'antiquités et d'œuvres d'art qui trainaient dans la poussière souterraine de la gare. Juste sous nos pieds, se trouvaient un nombre incalculable de pièces historiques, de petits morceaux de notre passé qui étaient jusque-là gardés et cachés. Vous serez sûrement tentés de crier au mensonge, je vous invite alors à consulter les photos ci-jointes et à le constater de vous-même.

Mais quelle est encore cette histoire saugrenue ?

Il s'agit de celle qui explique comment des personnes extrêmement riches se sont approprié des pièces majeures des histoires de notre civilisation pour les afficher dans leur salon. Vous êtes ébahis ? Consternés ? Vous êtes tentés d'arrêter votre lecture et de passer à de plus sérieuses occupations ? Je peux comprendre, il est parfois plus simple de fermer les yeux sur quelque chose qui nous surprend. Tant pis. Pour les autres, je n'ai pas encore fini.

Je vous passerai les détails historiques barbants et les anecdotes sordides, tout ce que vous devez savoir c'est que cette affaire dure plus de soixante-dix ans maintenant. Soixante-dix ans de pièces d'arts dérobées et d'histoires toutes plus stupéfiantes racontées. Vendues aux enchères, les œuvres circulaient majoritairement par trafic ferroviaire grâce à un savant mélange d'organisation et de corruption de fonctionnaires. Soixante-dix ans d'objets qui n'étaient pas seulement vendus mais enveloppés dans leur lot de mensonges pour rendre leur acquisition plus attractive. Soixante-dix ans que cet abominable troc de notre histoire dure et il est désormais temps d'y mettre fin. J'aimerais alors que vous fassiez confiance à votre cœur et que vous partagiez cette information au plus grand nombre de personnes possible. Ces œuvres doivent être rendues et surtout, justice doit être faite.

Quant aux principaux intéressés, ils demeurent encore et toujours introuvables. Sans doute qu'ils ont fini par périr de leur malhonnêteté, qui sait ? Ou bien peut-être alors que les fables qu'ils racontaient autour de leurs objets volés ont fini par les rattraper. Il y a toujours une part de vérité dans les contes, après tout. N'est-ce pas ?

***

- Tu crois pas que t'en fais un peu trop sur l'horrible malhonnêteté de ces atroces trafiquants ? Ou un peu trop tout court ?

Odile tique légèrement, passablement excédée par le manque de sens dramatique d'Hervé. La nouvelle s'est répandue comme une trainée de poudre et ne lui appartient déjà plus, ce qui lui convient parfaitement. Les circonstances risquées l'ont poussé à choisir la voie des réseaux sociaux et à prendre le plus de précautions possibles pour qu'on ne la retrouve jamais. Malheureusement, ces précautions impliquent l'anonymat le plus total.

- Écoute, tu sais que je t'aime bien mais la journaliste ici, c'est moi. Et je peux t'assurer que les gens ne retiennent rien si tu n'en fais pas des caisses, alors... voilà.

Ça fait peut-être vingt fois qu'elle relit son étrange article, celui qu'elle aurait tant aimé revendiquer. Elle se voyait déjà invitée des plus grandes émissions télé quand elle enquêtait et la voilà à espérer qu'on ne saura jamais qui elle est. Quel gâchis, Odile soupire. Peut-être dans quelques années, quand le danger aura diminué et que le trafic sera définitivement éteint, elle pourra en parler. Imaginer John dans une cellule de prison lui donne des visions paradisiaques, elle doit bien l'avouer.

- D'accord, comme tu veux écoute. L'essentiel, c'est que ça ait fonctionné.

Odile acquiesce lentement en sirotant son soda à la paille, lunettes de soleil et grand chapeau sur la tête. C'est la fin de l'été maintenant, il va bientôt falloir retrouver du travail, être à nouveau productive, oublier cette histoire, être à nouveau déçue, résister à l'envie de dire à tout le monde quelle est la mystérieuse source anonyme, toutes sortes de choses qu'elle n'est pas prête à faire. On pose l'addition sur sa table, les chiffres entraperçus lui donnent envie de prendre la fuite et d'espérer qu'on ne la retrouve jamais. Malheureusement pour elle, Odile déteste courir.

- Franchement, je devrais quitter Paris.

- On est bien d'accord.

Mais ce n'est pas Hervé cette fois, c'est Anna. Odile se retourne comme si elle venait de voir un fantôme, comme si elle venait d'être appelée au beau milieu d'un rêve. Mais quand elle lève la tête et croise son regard, rien n'a changé. C'est tout un ouragan de sentiments qui l'emporte, fatiguée de lutter contre ce qui semble être son évidence et qu'elle ne pensait pas voir réapparaitre.

- T'en as mis du temps.

C'est la seule chose qu'elle parvient à dire pendant qu'Anna s'assoit sur la chaise en face d'elle, léger sourire aux lèvres, pas de lunettes de soleil. Elles se trouvent sur une belle place parisienne, pas suffisamment touristique pour être insupportable et convenablement éclairée pour s'y sentir bien. Il y règne une drôle ambiance de quiétude où l'on ne perçoit presque plus la symphonie des klaxons parisiens. Elle était persuadée qu'elle ne la reverrait jamais, qu'elle ne reviendrait pas. Deux semaines ça parait peu mais les passer à attendre, c'est terriblement long.

- Je sais, j'avais des choses à régler.

Anna hausse les épaules, pour la première fois Odile la trouve apaisée. Complète. En paix avec elle-même et son passé. Ce simple constat la rassure sur tout ce qui pourrait venir après. Maintenant qu'elle est assise à cette terrasse, la rousse s'autorise à sourire elle aussi.

- Ils vont bien ?

La flic détourne le regard, l'air un peu amusée, un peu agacée. Odile de son côté, ne comprend simplement rien.

- On a assez parlé d'eux, tu crois pas ?

Regard entendu, plus le même brasier qu'au début mais un feu calme, crépitant, ardent mais simple à entretenir, à maitriser. Sourire partagé.

- Ouais, sûrement.

Anna dépose la somme due sur la table, Odile regarde le tas de pièces un moment avant de remarquer la main que la blonde lui tend. Elle hésite un instant avant de la saisir, encore persuadée qu'il s'agit d'une farce onirique.

- Allez viens, on a d'autres souvenirs à créer.

Alors elle attrape sa main qui lui est tendue et marche avec elle, comme avant, comme il y a un mois quand elles se sont croisées et qu'il y avait trop de brouillard entre elles pour qu'elles puissent avancer.

Aujourd'hui, le ciel est clair et le chemin ensoleillé.


MemoriaeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant