Chapitre 29 : Kerridge's Bar & Grill

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C'était un café. Il les a conduit jusqu'à un café et Odile trouve ça plutôt charmant comme endroit, dans le style un peu vieux jeu, un peu old school, traditionnel. Personne n'est surpris, encore moins elle. Les lourdes bottes de l'anglais sonnent fort contre l'eau amassée dans les crevasses du trottoir, ça lui parait un peu irréel d'être ici au milieu de la nuit quand elle était à Paris quelques semaines plus tôt. Peut-être aussi que le fait d'avoir échappée de peu à l'emprisonnement n'aide pas. N'avoir rien compris au petit jeu que jouait Agnès non plus, vieille mégère. Elle aurait dû savoir qu'elle se moquait du monde, y avait trop de malice dans ses yeux pour qu'elle soit vraiment sénile. Plus jamais elle ne fera confiance à un vieux, plus jamais. A la moindre petite ride, le moindre petit signe de faiblesse musculaire, ciao. Hors de question qu'elle se laisse avoir non pas une, non pas deux mais trois fois. Peut-être même plus que ça, compte tenu qu'ils se font mener en bateau par un groupe de septuagénaires depuis le début. Et puis il y a toute ces histoires avec la mère d'Anna dont elle n'a jamais reparlé à la principale concernée alors qu'elle aurait peut-être dû. Rien n'est facile dans tout ça.

- Vous m'en voulez pas trop de vous avoir assommé ?

Oui, ça aussi. Et dire qu'elle pensait l'avoir tué, lui aussi semble être une vieille personne particulièrement malicieuse. Elles devraient se barrer d'ici et fissa. Mais Odile elle n'y peut rien, quand on lui promet de l'information elle écoute, elle attend, elle reste. Et c'est ce qu'elle fait à ce moment là.

- Non, je ne vous en veux pas. Vous prendrez quelque chose ? 

Anna et elle s'installent sur la banquette rouge bordeau, un peu déchirée par endroits mais relativement confortable. John a balayé son agression du plat de la main comme s'il ne s'agissait que d'une vague broutille, comme si ça lui arrivait tous les jours et veut lui payer un café en plus de ça. C'est peut-être le cas. Ce n'est pas normal si c'est le cas. Elles devraient vraiment sans aller.

- Rien pour moi, Odile ?

Elle secoue la tête et se rapproche un peu d'Anna. Elle sent bon, c'est sûrement un peu bizarre de penser à ça maintenant mais elle sent vraiment bon. Elle sent comme si elle était la maison, les fleurs et le savon. Pourtant après une garde à vue, on est pas censés sentir les fleurs et le savon. John s'assoit avec eux et chasse le parfum d'Anna, il ramène les appréhensions avec lui et elle aurait préféré s'en passer.

- Je vais essayer de vous raconter de la manière la plus claire possible.

Ça ne devrait pas être trop compliqué, John a un français presque parfait et ne semble pas être du genre à tergiverser. Les deux compères le fixent avec attente, ça se voit dans leurs yeux et ça se sent dans l'air. Il y a tant à comprendre et tant d'informations cachées, données au compte goutte. Discrètement, Odile allume son smartphone et lance l'enregistreur. Elle pourrait faire ce geste un millier de fois sans même avoir à regarder. 

- Vous croyez en la magie ?

Super. Vraiment. Parfait. Quand elles pensent toucher au but, on leur parle de magie. Elles sont donc tombées sur un fou. C'est Anna qui répond, sèchement.

- Non. Et je perds très vite patience.

John a un léger sourire, comme s'il savait quelque chose que beaucoup ignoraient. A l'heure actuelle, c'est sûrement le cas. Il avait seulement promis de ne pas créer davantage de mystères.

- Certaines personnes y croient et sont prêtes à payer très cher pour ça. Certains objets notamment, avec des propriétés qui leur sont uniques. Une épée trempée dans le sang d'un grand guerrier, un poudrier de Marie-Antoinette, vous comprenez ?

Les deux inclinent la tête, dans la forme oui, dans le fond un peu moins. John poursuit pourtant.

- Ce sont des objets qui ont une valeur parce qu'on leur en prête une. Parce qu'on les trouve spéciaux, parce qu'on s'imagine qu'ils vont apporter quelque chose à nos vies. C'est ça que les disparus faisaient, ce n'était pas un simple trafic d'objets. Ils vendaient de la magie.

Un instant, Odile se demande s'il y croit vraiment. Qu'il soit  en train de décrire la plus grosse arnaque du siècle est une chose, qu'il pense réellement que ses objets ont des propriétés magiques en est une autre. Soit il se fout d'elles, soit il est complètement fêlé.

- Ils ont fait ça pendant des années, écumé les vide-greniers, fait des fouilles, ont volé des musées et croyez moi, ils étaient les meilleurs dans ce domaine. Ma femme, Aimée, est arrivée ici après que votre mère soit partie. Je traitais avec Céleste depuis plusieurs années déjà, c'est elle qui est devenue mon fournisseur.

- Attendez, une minute.

Odile jette un regard confus à Anna, pas parce qu'elle est surprise de l'entendre prendre la parole mais parce qu'elle surprise par tout le reste. La vie la surprend, finalement. Ce sont des petits vieux, merde.

- Vous voulez dire qu'un trafic international de vieux objets aux propriétés soi-disant magiques perdure depuis au moins trente ans, que ma mère est impliquée et que personne ne l'a jamais remarqué ? Combien de gens trempent là-dedans ?

John repose son dos contre sa chaise, un peu submergé par les questions ou peut-être indécis quant à la façon d'y répondre.

- C'est difficile à estimer, les antiquités sont en général stockées dans des stations thermales et revendues dans des magasins comme le mien. J'organise souvent des ventes aux enchères secrètes pour nos acheteurs les plus fidèles et c'est comme ça que le système fonctionne. Il est très présent en Europe, peut-être un peu moins dans les autres pays. Mais des groupes comme celui qui a disparu, il en existe des centaines. Des milliers peut-être.

Il énonce ça comme s'il lisait le journal du matin mais ça leur semble irréel, pour toutes les deux. Odile le sait en regardant les sourcils de la flic froncés depuis le début de l'entrevue.

- Quel rapport avec mes souvenirs ? Quel rapport avec la disparition de ma mère ?

Et là, il y a de nouveau un silence. Odile commence à les connaître ces silences, c'est le silence qui signifie la libération d'une information. Attention, trois, deux, un, c'est parti.

- C'est un de ces objets qui vous a fait ça, mademoiselle. Et votre mère en est en partie responsable.

L'information, ce n'est pas toujours bon. Ce n'est pas toujours agréable à entendre et visiblement, pas toujours bon à savoir. Odile n'aurait sans doute jamais imaginé penser une telle chose un jour mais à ce moment là, elle se dit que l'ignorance peut avoir du bon.

MemoriaeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant