Chapitre 9 : Marie

103 20 9
                                    

- Hervé, je veux mourir.

L'aveu est fait alors que la tête rousse d'Odile Lafougère est enfouie sous sa couette. Elle ne veut pas vraiment mourir, mais se lamenter en revanche est un sport dans lequel la journaliste excelle tout particulièrement. Un sport qui lui rend presque instantanément sa joie de vivre et sa verve si particulière. Ainsi, en faisant une telle déclaration, Odile se remonte le moral et agace fortement Hervé au passage.

- Debout, je t'ai pris des croissants. Allez, ça devait pas être si horrible que ça. Qu'est-ce qu'elle t'as fait cette flic pour te mettre dans cet état ?

- Être super sexy et flic. Et tellement coupée de ses émotions. Ça pourra jamais marcher entre elle et moi, on vit sur deux planètes différentes. C'est d'une tristesse.

Mais elle s'est levée pourtant, l'appel des croissants est plus fort que tout. Elle prend le sachet à l'entrée et le dépose sur la table. Puisqu'elle ne pourra pas mener cette fabuleuse enquête avec Anna, elle le fera toute seule. Et elle a besoin de force pour ça, une force que ces croissants vont lui apporter à coup sûr.

- Et elle m'a congédiée. Et interdit d'enquêter avec elle. Tu te rends compte ? Après tout ce que j'ai fait pour sa bande de bras cassés ? C'est comme ça qu'elle me remercie ?

Hervé soupire en regardant par la fenêtre, puis il s'assoit à côté d'elle. Elle tombe constamment amoureuse Odile, et elle finit à chaque fois avec le cœur brisé. Finalement, il est presque content que cette flic ait pris la fuite avant que le cœur d'artichaut de son amie ne commence à battre réellement trop fort pour elle.

- Parle pas la bouche pleine. Ah et je t'ai pris le journal aussi.

Coupée dans son élan, Odile s'arrête un instant pour regarder le bout de papier et soupire lourdement. Le journal. Elle préfère largement continuer de sangloter sur ses croissants.

- Merci, les croissants sont utiles mais le journal ?

Elle s'en empare sans s'essuyer les mains. C'était son rituel avant, quand elle travaillait pour le Parisien. Elle prenait toujours dix minutes de sa pause déjeuner pour consulter l'actualité, celle écrite par son journal mais celle des concurrents aussi. C'était son rituel depuis beaucoup plus longtemps que ça en vérité, petite elle montait souvent sur les genoux de son père pendant qu'il le lisait. Elle trouvait ça beau toutes ces couleurs, elle aimait l'odeur du papier fraichement imprimé. La presse c'est toute sa vie, c'est tant de souvenirs, c'est autant de joies que de peines et ne plus trouver sa place dans cet univers c'est sûrement ce qu'elle a vécu de plus difficile.

- Alors voyons voir, le taux d'obésité augmente. Fabuleux. Une exposition sur Napoléon fait un tabac à Genève. Incroyable. Manger des pommes augmenterait la libido. De mieux en mieux. Ah et il y a un test pour savoir quel type de chocolat est fait pour moi. On le tente ?

Elle repose le journal fermement, presque avec rage. Elle reste pourtant silencieuse longtemps, elle bout doucement jusqu'à ce que de la vapeur s'échappe de ses oreilles et qu'elle finisse par craquer.

- Et sinon, le réchauffement climatique c'est pas assez fort comme sujet pour faire un article dessus ? Ou je sais pas, la guerre au Yémen ? Attends mieux, les camps d'internement du Xinjiang en Chine ? Toujours pas ? Non t'as raison, écrire sur la libido c'est mieux. Ça oblige pas les gens à réfléchir en plus, c'est cool.

- C'est un journal local, Odile.

- Et. Alors. Bon. Sang. On est tous concernés par ces sujets, et y aura jamais assez de journalistes pour tous les traiter. Mais non, parlons plutôt de l'obésité. C'est clair qu'il y a pas pire problème que l'obésité, putain de fléau qui ronge le monde.

Hervé reste un moment silencieux, il sait très bien que quand elle est partie comme ça, personne ne peut l'arrêter. Et que sa présence n'est même pas requise d'ailleurs, elle pourrait très bien continuer à beugler toute seule sans personne pour l'écouter. C'est Odile, elle est comme ça.

- Prépare toi, on part bientôt. Je m'habille et on prend un taxi.

Mais tout ce qu'elle veut, c'est informer. Informer les autres sur ce qu'ils ne savent vraiment pas. Elle est de ces âmes passionnées qui pensent que la connaissance d'un sujet peut désamorcer des milliers de conflits avant qu'ils ne soient prêts à exploser. Et il peut le comprendre. Il sait à quel point son blog indépendant est important pour elle parce que c'est là-bas qu'elle peut crier ses vérités au monde entier. Il le comprend et il le respecte, même s'il se fait du souci pour elle aussi. Beaucoup de souci.

- Bien, je t'attends en bas. Et de rien pour les croissants.

Elle sait qu'il se fait du souci. Elle sait qu'il a raison de s'en faire. Elle sait qu'elle devrait arrêter de courir après des idéaux, grandir un peu et trouver un vrai travail au lieu de harceler une pauvre flic de campagne. Mais elle n'y peut rien, cette histoire de disparition aussi c'est du sérieux. Et les gens méritent de savoir ce qui ne leur sera jamais donné.

- Merci de me supporter Hervé.

C'est ce qu'elle lui dit en entrant dans le taxi, parce qu'elle sait combien c'est difficile d'être son ami. Elle demande au chauffeur de les conduire à la gare et garde les yeux rivés sur le compteur, c'est qu'elle n'a pas des fonds illimités et que ce week-end lui a coûté cher pour le peu qu'il lui a apporté.

- C'est pas facile tous les jours, mais ça devrait aller. T'en fais pas. T'as une idée pour la suite ? Tu comptes abandonner ?

Odile secoue la tête, bien sûr que non elle n'abandonnera pas. Elle ignore simplement comment continuer sans les ressources de la police ou d'un véritable journal.

- Pour l'instant, je me suis servi de mes compétences de stalkeuse professionnelle pour trouver et éplucher tous ses comptes sur les réseaux sociaux. Je n'ai pas trouvé grand chose, si ce n'est qu'elle a l'air de vivre à Nantes, qu'elle mange souvent des sushis et que son chien s'appelle Bobby. Il y a juste ces photos qui m'intriguent.

La jeune femme fait défiler sous les yeux d'Hervé une série de captures d'écran soigneusement sélectionnées. On y voit Laura, chaque année, accompagnée d'une femme, environ une soixantaine d'années, toujours visiblement coincée dans les sixties avec ses fleurs dans les cheveux, ses lunettes rondes et ses fringues colorées. Elle apparait souvent avec Laura, proche.

- Elle me dit quelque chose. Je crois qu'elle fait partie des disparus, je suis presque sûre de l'avoir vue.

- Tu as un nom ?

- Laura l'appelle "tante Marie" dans quelques posts Instagram mais qui sait, je me fais peut-être des idées. Mais j'ai peut-être mieux que ça.

- Mais encore ?

Le taxi s'arrête devant la gare, Odile sort de la voiture et attend qu'Hervé en fasse de même. Elle se dirige à l'intérieur tout en continuant à parler, son regard se perd sur les différents quais et surtout cette foutue salle des douanes. Celle où elle meurt d'envie de retourner, juste pour voir ce qu'elle pourrait capter, les détails qu'elle pourrait relever. C'est toujours dans les détails que l'on trouve des réponses.

- Un lieu. Les termes de Saint-Gervais. Elle y était chaque année, et c'est à cette période qu'elle rencontrait Marie.

Hervé soupire, encore une fois et encore lourdement.

- Tu veux y aller, c'est ça ?

Odile franchit les portes automatiques en trainant sa valise, elle fait de son mieux pour lui sourire de la manière la plus innocente possible.

- Tu me connais trop bien.

MemoriaeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant