La chambre est exiguë mais n'est pas trop petite pour autant. Un lit simple, des meubles en bois, une fenêtre à guillotine et quelques effets personnels. Des cadres photos, des bijoux, du parfum, une vieille brosse à cheveux. Les yeux bleus de cette femme brillent de là où Anna se trouve, elle est persuadée qu'ils brillent encore plus dans le noir qu'en plein jour. La lumière de la lune éclaire faiblement la pièce de ses rayons blanchâtres et une petite veilleuse, petite lampe à abat-jour brille timidement sur la table de chevet. C'est une pièce agréable, très chaleureuse tout comme son occupante. Ce n'est pas ce qui empêche Anna de se raidir comme si elle venait de voir quelque chose de terrible, d'être la témoin impuissante d'un acte horrible. Odile doit s'en apercevoir puisqu'elle pose une main réconfortante sur son coude, Anna la repousse gentiment. Toutes ses pensées sont dirigées vers cette femme et le nom qu'elle vient de lui donner.
- Céleste ? Approche. Approche voyons, depuis quand est-ce que l'on se fuit toutes les deux ?
Son palpitant accélère le mouvement, lui qui battait si bas qu'il semblait s'être arrêté. La bouche d'Anna est sèche, elle jette un regard fuyant à Odile avant de s'avancer vers la vieille dame.
- Bonsoir Madame, je me présente je m'appelle Odile. Je suis une amie de Céleste.
Nouveau frisson de dégoût qui frôle sa peau, elle jette un regard assassin à Odile même si elle sait qu'elle a raison. Qu'elles doivent privilégier l'enquête à ses sentiments personnels, même si c'est difficile.
- Bonsoir ma jolie, c'est un très beau prénom. Un prénom qui vous va bien. Je m'appelle Agnès, je suis une très vieille amie de Céleste.
Ce n'est qu'une coïncidence. Elle se le répète en boucle, rien qu'une maudite coïncidence. Anna prend sur elle et retrouve un peu de contenance en s'asseyant à côté d'Agnès. Elle avale tout ce qui refait surface malgré elle, les souvenirs, les émotions contraires. Elle ravale tout et fait en sorte de ne pas ressentir.
- Bonsoir Agnès. Ça fait longtemps, combien exactement ?
La vieille semble réfléchir en souriant, elle se rappelle peut-être des souvenirs heureux qu'elles ont partagés, s'étonne du nombre d'années qui se sont écoulées. Quant à Anna, elle est simplement focalisée sur sa mission et se rappelle que tout ça, c'est de la folie. Cette femme souffre visiblement de démence, tout ce qu'elle pourrait dire ne serait de toute façon jamais pris en compte dans une enquête sérieuse. Mais en regardant Odile, elle se rend compte que leur enquête n'a rien de sérieux : elle est seulement vraie.
- Une petite trentaine d'années, je dirai. Comme tu m'as manqué et comme tu es belle, tu n'as pas changé.
Anna fait de son mieux pour lui sourire, ça lui coute. Elle a envie de s'en aller très loin d'ici, mais elle a des questions à lui poser.
- Toi non plus tu n'as pas changé, tu sais. Tiens, je t'ai ramené une photo de Victor. Tu te rappelles ?
Les mains incroyablement ridées d'Agnès attrapent la photocopie, la gauche porte la trace d'une alliance disparue et les cicatrices sur ses doigts donnent l'intuition à Anna que la dame était couturière auparavant. Une vraie couturière, comme on en fait plus aujourd'hui.
- Oh, tu m'as apporté une photo de vous tous. Comme on s'était amusé ce jour-là, tu te souviens de nos parties de cartes ? Pourquoi tu n'y es pas ?
Agnès la regarde un instant, l'air un peu déboussolée et place son doigt là où la photo a été endommagée.
- Tu devrais être là, tu devrais être ici. Ils ne sont rien sans toi, tu sais ? Même s'ils l'oublient parfois.
Maintenant, elle a envie de vomir. Elle savait que ça finirait par arriver. Jouer la comédie, piéger les gens, tout ça ce n'est pas pour elle à Anna. C'est contraire à tout ce qu'elle est. Elle veut simplement s'en aller mais elle est obligée de rester là, à regarder cette femme la contempler avec tant d'affection et de compassion. En un sens, elle ne veut pas lui gâcher ce moment. Cela fait sans doute des années qu'elle vit avec des fantômes, pourvoir saisir leurs mains comme elle le fait maintenant avec celles d'Anna est la seule chose qu'elle peut lui offrir.
- Je sais. Beaucoup l'oublient. Tu sais ce qu'on faisait ici, Agnès ? Pourquoi on venait dans cet endroit si souvent ? Est-ce que tu le sais ?
Le regard de la vieille se perd dans le vague, elle s'égare à nouveau loin d'elle alors qu'un sourire vient tranquillement figer ses lèvres.
- Vous étiez là pour les affaires, mon ange. Tu le sais bien. Vous aviez tant de choses à faire, tant d'objets à protéger. C'était votre mission, mais tu n'es pas censée être là.
Son cœur est poignardé, violemment. C'est comme si on venait tout juste de le fendre en deux et de lui tendre les deux moitiés en s'imaginant qu'elle puisse le recoller. Ça semble être ce qu'elle croit, elle essaie de le voir différemment, elle essaie vraiment. Elle se dit que quelque part, cette entrevue lui permettra de trouver un peu de sens en tout ça. Un peu, seulement un peu, peut-être.
- Pourquoi ?
Les yeux bleus voilés, beaucoup moins brillants d'Agnès se posent sur elle avec une tendresse non dissimulée.
- Parce que tu es morte, Céleste.
Des pas se font entendre dans le couloir et Anna se persuade que c'est à cause d'eux que son cœur bat si fort. A cause d'eux et pas de la phrase meurtrière de son interlocutrice. Odile attrape son bras, il est temps de s'en aller.
- Nous reviendrons bientôt vous voir Agnès, il est tard. Nous allons nous coucher et nous vous souhaitons une bonne nuit.
Anna se laisse trainer par la rousse comme une poupée de chiffons, elles sortent de la chambre sur la pointe des pieds et prient pour que personne ne les aient ni entendues ni vues. Elles descendent les escaliers rapidement et aussi discrètement que possible pour rejoindre enfin l'étage dédié au tourisme. Bien mieux éclairé d'une lumière jaune vive, bien plus rassurant. Le souffle d'Anna s'échappe enfin de sa poitrine, là où il était resté bloqué malgré lui. Odile la regarde comme si elle était sur le point de faire une conférence qui changera le monde mais tout ce que la flic trouve à dire c'est :
- Je suis désolée.
Elle ne sait même plus pourquoi à ce stade, c'est comme si son monde venait de s'écrouler. C'est terrible cette sensation de ne pas connaitre sa propre histoire, de douter de qui l'on est.
- Désolée ? Désolée pourquoi ? Qu'est-ce qu'il s'est passé là-haut ? C'était quoi ce coup tordu ? Qui est cette putain de Céleste ? Je...
- Je crois que Céleste, c'est ma mère.
Et probablement, la mystérieuse personne présente ce jour-là, maîtresse des ombres, indétectable. C'est aussi elle qui l'a abandonnée lâchement. C'est elle qu'elle a recherché si longtemps avant de finir par l'imiter et d'abandonner. C'est sa mère, elle le sait. Elle ignore simplement comment faire pour continuer à enquêter sur ce cas et comment elle pourrait cesser désormais.
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Memoriae
Mystère / ThrillerGare de Genève, 8 août. La chaleur est insupportable. Onze sexagénaires disparaissent sans laisser de trace. Le seul témoin présent ne se souvient de rien. Absolument de rien. Et puis il y a ces deux-là, celles qui n'ont jamais vraiment su commen...