Chapitre 1 : Odile

462 38 4
                                    

- Avez-vous déjà vu un éléphant pleurer, monsieur ? Il n'y a rien de plus triste, de plus tragique qu'un éléphant qui pleure. Voir cette immense masse de muscles, à la peau si épaisse, aux défenses si meurtrières, voir cette force de la nature pleurer est une des choses les plus bouleversantes qu'il m'ait été donné de voir. C'est comme voir la Terre s'éventrer, comme voir les étoiles se désintégrer, c'est aussi fort, aussi pur. Eh bien ce que je décris dans cet article, monsieur, est aussi fort que cette image. Je vous le demande alors une nouvelle fois, avez-vous déjà vu un éléphant pleurer ? 

- Les éléphants ne pleurent pas, Mademoiselle. 

Odile Lafougère soupire à en fendre l'âme en se laissant tomber sur le fauteuil en face de celui de son rédacteur en chef. Elle en viendrait presque à se demander pourquoi elle continue à s'acharner dans cette voie alors qu'elle serait bien heureuse en faisant l'acquisition d'une petite boutique de fleurs loin de la capitale. Vendre des fleurs, ça c'est un métier. Un joli métier, un métier qui a du sens, un métier qui met de la joie dans le cœur des autres. Le sien lui plaisait avant, mais elle a la sensation de tourner en rond. Elle a la sensation de ne plus avoir le droit d'écrire grand chose ou du moins rien qui vienne d'elle. Elle a la sensation de patauger dans la même mare d'eau tiède encore et encore, de se forcer à oublier qu'elle en a déjà fait le tour un millier de fois. 

- Bien sûr qu'ils pleurent, Monsieur. Simplement, peu sont capables de le voir. Il faut accorder de l'importance aux détails pour ça, Monsieur. À ce qui nous rend tous vivants : nos émotions. Je démissionne. 

Elle attrape sa pochette rouge vermeille, et vernie en plus de ça. Elle l'avait acheté à son départ pour Paris, elle s'était dit qu'elle ferait plus adulte avec, plus sérieuse, plus digne d'intérêt. Elle a depuis découvert que tout ça manque cruellement d'originalité. 

- Encore ? 

Question inutile, qui tient plus de l'exclamation en vérité. Odile l'ignore et quitte ce bureau exigu, tout terne, à l'image de celui qui l'occupe. Elle entre dans le sien, ou du moins celui qui était le sien. Y siège son assistant informel, beaucoup moins terne. 

- J'ai démissionné. 

- Encore ? 

Ses yeux roulent dans ses orbites comme les billes du loto au moment du tirage au sort, oui, encore.

- Qu'est-ce que ça peut bien faire ? 

- C'est ton cinquième journal, quand même. Bientôt plus personne ne voudra travailler avec toi. 

Merde, il a raison. Et elle avait promis à sa mère qu'elle se trouverait un boulot stable, qu'elle arrêterait d'écrire ses articles sur son blog débile qui ne lui rapporte rien. C'est passé tout ça maman, qu'elle lui avait dit. T'inquiète pas maman, je suis grande maintenant. C'est fini les rêves de petite fille, Odile va remonter la pente, Odile n'aura plus besoin de ton argent, tu verras. Conneries. 

- Qu'est-ce que j'y peux s'ils sont tous trop cons, franchement ? J'ai besoin de...

- Liberté. De créer. D'écrire ce que j'ai envie. D'être moi-même pour exister. 

- Tu m'énerves.

La rousse ramasse quelques unes de ses affaires, ce qui est précieux. Sa boule à neige achetée dans un marché strasbourgeois, son fer à friser, le chargeur de son portable, sa plante verte Timothée, son ordinateur, l'exemplaire de son livre préféré d'Andrée Chedid. Au moins, ses collègues ne pourront pas lui piquer. Il faut aussi qu'elle pense à aller chercher sa part de quiche dans le frigo commun, c'est une recette familiale et elle ne voudrait pas qu'elle tombe entre des mains mal intentionnées. Hervé ramasse lui aussi son blouson et finit par suivre sa patronne sans demander son reste. De grosses lunettes, une coupe de premier de la classe, des fringues de premier de la classe, un bon gars sans aucun doute. Trop bon peut-être.

- Te vexe pas, tu sais que j'adore ce que tu fais. Mais tu devrais peut-être penser à remplir ton compte bancaire aussi. Tu sais, histoire d'avoir de quoi manger. 

Odile soupire, c'est d'un trivial tout ça. Alors il faut se priver de ses convictions pour faire plaisir au plus grand nombre ? Accepter de vivre dans un monde qui nous dégoûte ? Renoncer à dire la vérité ? À dénoncer l'injustice ? 

- Je sais à quoi tu penses, mais admets au moins que t'es un peu excessive parfois. 

Elle appuie sur le bouton de l'ascenseur, les bras chargés du contenu précieux de son bureau. Les regards se posent sur eux, les frôlent plus ou moins rapidement. L'ascenseur n'a jamais été aussi long. Elle a l'impression que les paires d'yeux se multiplient par quatre de seconde en seconde. Plus qu'un étage. Quelques chuchotements parviennent à ses oreilles, il fallait s'en douter. 

-  Quoi ? Un problème ? Personne n'a le droit de se déplacer avec ses effets personnels ? On va nous retirer ça aussi ? Je vous souhaite bon courage pour continuer à écrire vos articles sans âme et sans fond, beaucoup de courage. 

- C'est de ça dont je parlais, tu vois. 

L'ascenseur s'arrête enfin, il était temps. Odile s'y engouffre avec bonheur et martèle le bouton du rez-de-chaussée avec son genou. Il ne lui reste que ça, ses mains sont occupées à empêcher Timothée de se fracasser au sol. Après quelques secondes de silence, elle finit par répondre. 

- Je sais, d'accord ? Je vais un peu loin des fois et c'est vrai que comparer les migrants à des éléphants qui pleurent, c'était peut-être un peu exagéré. Mais c'est en choquant qu'on change les choses, tu comprends ? J'arriverais à rien en écrivant leurs putains d'articles descriptifs où tout le monde fait ses petites allusions pourries sans les assumer. 

- Mais ? 

- Y a pas de "mais". 

- Odile ? 

- Quoi ? 

- Ton "mais". 

Pour un assistant transi d'admiration pour elle, il la ramène quand même beaucoup Hervé. Odile martèle rapidement le sol de son talon, peut-être qu'il devrait y avoir un mais, c'est vrai. 

- Mais je n'arriverais à rien en jouant la tête de mule bornée. 

Son acolyte semble plutôt satisfait de sa réponse alors que les portes s'ouvrent enfin sur le rez-de-chaussée de l'immeuble parisien qui lui servait avant de lieu de travail. Elle trouvera ailleurs. Elle trouvera même mieux ailleurs, elle en est persuadée. 

- Tu trouveras mieux ailleurs. 

- Je sais. 

Non, elle n'en sait rien. En vérité, il y a bien plus de chances pour qu'elle ne trouve jamais mieux ailleurs que le contraire mais qu'importe. Odile suit son cœur, son instinct, c'est ce qu'elle a toujours fait. Elle passe son bras sous celui d'Hervé et l'entraîne dans le bar le plus proche, merde elle a oublié sa quiche. Elle soupire, voilà la recette de sa grand-mère perdue à jamais. 

- C'est une très mauvaise journée Hervé. Une très mauvaise. 

Alors comme après chaque mauvaise journée, ils rejoignent leur QG aussi sobrement appelé "le Trou", un des seuls bar parisien où les prix sont abordables et les clients pas trop agressifs une fois qu'ils ont un coup dans le nez. Odile pose ses fesses sur un tabouret qui en presque pris la forme tellement il a vu ce postérieur fréquemment et commande une bière. Son regard est très vite attiré par le journal de vingt heures présenté par Anne-Claire Coudray - qui est très bien coiffée ce soir - et dont elle jalouse malhonnêtement la place. Le pire, c'est qu'elle sait que ça ne lui plairait pas tout ça. Le pire, c'est qu'elle sait qu'elle ne le supporterait pas. Le pire, c'est quand la passion est sincère mais la réalité discordante.

"...l'étrange événement survenu à Genève, en Suisse. Après une coupure de courant, onze personnes sont portées disparues et un témoin désorienté a été retrouvé à la gare, aucune trace ne lutte n'a été signalée. Les autorités suisses nous ont en revanche fait part de leur perplexité concernant cette enquête où les souvenirs de la victime semblent avoir disparus. Un reportage mené par..."

- Hervé. 

Le jeune homme lui jette un regard blasé, las, à la limite de l'épuisement. 

- Je sais. 

Ça, c'est quelque chose sur lequel elle peut écrire. Ça, ce sera sa grande œuvre. 

MemoriaeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant