Chapitre onze

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Je regarde à nouveau l'heure, pour ce qui doit être la dixième fois en un quart d'heure. Ma fourchette est toujours suspendue au-dessus de mon assiette, intacte. Le poisson est froid maintenant, la tranche de citron en garniture s'est flétrie, comme si elle savait que ce dîner était déjà fichu.

En face de moi, Marc parle. Encore. J'ai arrêté d'écouter.

Quelque chose à propos du fait que je me précipite. Que c'est trop tôt. Que je n'ai pas encore « digéré » tout ça.

Comme s'il savait ce que ça voulait dire, digérer quoi que ce soit.

Je respire profondément, je presse ma serviette sur mes genoux comme un rituel censé me garder calme.

Ça ne marche pas.

— Je pars, Marc, dis-je d'une voix basse mais tranchante, assez pour interrompre le discours auquel il revenait en boucle. La décision est prise. Ça fait des semaines.

Il se fige, en plein milieu d'une phrase. Puis il cligne des yeux, comme s'il ne s'attendait pas à ce que je le dise à voix haute. Comme s'il pensait qu'à force de parler, je finirais par changer d'avis.

Je ne change pas d'avis.

J'attrape mon manteau et je me lève. Le raclement de la chaise sur le carrelage est plus bruyant que je ne l'aurais voulu. Quelques clients nous jettent un coup d'œil.

Qu'ils regardent.

Marc se lève aussi, lentement, comme s'il espérait encore un revirement. Il a toujours été lent à comprendre. Le genre d'homme qui a besoin de refaire le tour de la conversation trois ou quatre fois avant de capter. Et celle-ci, je l'ai déjà faite en boucle.

Il me suit dehors, continue d'essayer.

— Tu n'as pas besoin de te précipiter, dit-il quand on sort dans l'air frais. C'est un énorme changement. Tu es déjà chef des urgences, ici. Avec nous. Avec moi.

Ce dernier morceau lui échappe, tout bas. Mais il résonne fort.

Je m'arrête. Je me tourne vers lui.

— Je sais.

— Tu n'as rien à prouver.

— Je ne cherche pas à prouver quoi que ce soit, je réponds. Et c'est vrai.

Le silence qui suit est lourd.

Il me regarde comme s'il cherchait encore la version de moi qu'il connaissait. Celle qui riait à ses blagues et s'endormait dans la salle de repos après vingt-huit heures de garde. Celle qui, peut-être, autrefois, s'était laissée aller à s'appuyer sur lui.

Mais je ne suis plus elle. Je crois que je ne l'ai jamais vraiment été.

On arrive au trottoir. L'air froid traverse mon manteau, mais je l'accueille. Ça m'aide. Ça m'ancre.

Il s'approche. Ses yeux accrochent les miens, et pendant une seconde — juste une — je vois quelque chose de brut. Quelque chose qui ressemble à un chagrin. Sa main frôle le bas de mon dos, chaude et hésitante. Un vieux réflexe. Une invitation muette.

Viens avec moi.

Pas ce soir.

Je me recule. Je secoue la tête.

— Marc...

Sa main retombe.

— Fais ce qui est bon pour toi, dit-il finalement, d'une voix plus douce que je ne l'avais jamais entendue.

Je cligne des yeux, un peu surprise. Ces mots relâchent quelque chose en moi — juste un peu. Ce nœud de tension qui se resserrait avec chaque pas. Comme s'il lâchait prise. Comme s'il réalisait enfin qu'il n'y a pas de version de cette histoire où ça finit comme il l'espérait.

Le sang des RoisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant