19- Le Baron Saga de Wingmire

190 126 17
                                    

— Commandant Auxence, vous venez de rater un affrontement d’anthologie. Une nouvelle légende à mettre au crédit de Sieur Anchise.

— Encore un exploit, mon frère ! Et dire que je rate cela, félicita le commandant.


Un cadavre voisin explosa dans un bruit assourdissant, projetant branches, rochers et morceaux de chair en tous sens. Le roi l’ignora, alors même que quelques débris frôlèrent ses pieds. La vallée du canyon rouge était désormais pleine de cratères, de débris et de corps. Les murs sombres de la cité étaient en pire état encore, la moitié des tours étaient en ruine ou avaient subi de gros dégâts. Mais les archers des créneaux tenaient bon et tiraient encore. Une flèche se ficha dans le sol près de Nuronelle qui sursauta. En effet, après l’aventure du vicomte de Monte Pierre, l’elfe avait fait connaître à son roi son désir de rester à Albatria en tant que représentant de son peuple, requête qui lui fut accordée. Se prenant d’affection pour Auxence, Chiron et Anchise, il avait fini par rejoindre la garde royale avec un titre honorifique. Et les quatre compères enchaînaient les batailles et actes de bravoure.

— Quel est votre nom de naissance, Sieur Anchise ? demanda le roi.

— Saga de Sagamore, Sire.


Cela faisait tant d’années qu’il n’avait prononcé ou entendu son propre nom qu’il l’avait presque oublié.

— Sagamore ? lança le roi fronçant les sourcils. Les Sagamore de Livresac ?

— C’est exact, Sire. Mais je n’ai point connu ma famille, j’avais cinq ans quand ils sont morts.


           — J’ai connu votre père, alors. Il fut exterminé durant un long hiver quand une horde d’Ufrelins descendit du Nord. Saletés d’hommes-loups, cette engeance contre-nature a tué bien du monde.

Chiron et Auxence posèrent chacun une main sur une épaule et firent plier Anchise à genoux dans la boue. Le roi tira son épée, puis la pointa sur le chevalier. Il lui toucha du plat de la lame chacune des deux épaules.

— Debout, Baron Saga de Wingmire.

Le chevalier se releva, Auxence lui prit le bras et le lui serra amicalement. Et ses autres compagnons le félicitèrent.

— Votre Majesté, je vous remercie, mais c’est trop. Je ne suis pas digne…

— Pas digne ? lança Chiron. Tu as abattu quarante-sept ennemis à toi seul, dont un Élémentariste de rang supérieur, et cinq sans-visage en même temps pour sauver le roi.


— Il dit la vérité, appuya Nuronelle, tu es le héros de cette guerre.

— Votre Majesté, cela signifie-t-il que je ne suis plus à votre service ?


— Vous êtes à mon service tant que cela vous plaira, mon ami, mais oui, je vous libérerai de votre lien d’âme quand bon vous semblera.

L’une des tours du château disparut en une pluie de pierres et un nuage de poussière. Tous se tournèrent pour regarder la bâtisse s’écrouler. Le roi avait le sourire des bons jours, Anchise également, quel honneur cela était ! Quand il serait lassé de combattre, il pourrait prendre sa retraite et vivre en seigneur.

Une nouvelle pluie de flèches survola les cinq hommes.

— Nous devrions nous replier, Majesté ! proposa Auxence d’un ton irrité. Certes, discuter à quelques pieds des murs ennemis est digne de louanges sur notre intrépidité et notre façon à provoquer. Mais il serait fâcheux que nous, nous nous fassions tous transformer en pelotes d’aiguilles.

Le roi haussa les épaules et repartit détendu. Le royaume de Northe avait compris la leçon et mettrait des années à se reconstruire. Et ainsi laisserait leurs voisins d’Hoshida en paix. La bataille était terminée.

Le soir même, alors que le nouveau pair du royaume affûtait Blizzard, un Hérault se présenta à sa tente pour lui remettre une notice officielle de la chancellerie. L’honneur et les terres de Livresac avaient été retirés du domaine royal et donnés de bon droit au baron Saga de Whingmire.

Le chevalier était heureux, libre et riche.

Cela fut la plus belle période de sa vie. Quatre ans de bonheur, lui et ses trois compagnons écrivaient chaque jour l’Histoire du royaume par leurs actes de bravoure, et leur renommée n’avait pas de frontières. Tous les quatre étaient d’ailleurs devenus des amis proches du roi, compagnons de travail, comme de jeux.

Emeraude restait un cavalier pugnace et se lançait dans de folles chasses, au faucon comme à courre. Il partait en quête de trésors et combattait les créatures qui menaçaient les plus faibles. Il défilait dans les villes comme les campagnes sous les hourras de la foule. Rarement, le royaume d’Albatria avait autant aimé un monarque.

Il ne manquait qu’une chose à l’homme pour que sa vie soit parfaite. Et il la trouva. Elle s’appelait Meliandre. Maintes fois, il l’avait remarquée au château, mais il fut long à trouver l’audace de lui parler, car il craignait d’être rejeté. Pas par les femmes en général, car sur ce point il connaissait sa valeur. Non, il avait peur du rejet de cette femme en particulier. Il se rappelait son arrivée à la cour et sa précédente approche d’une Sœur Silencieuse.

Pourtant un soir, alors qu’il se promenait, il la vit sur une terrasse qui observait les cygnes. Sa robe avait la même couleur immaculée que leur plumage. Elle était belle, belle à mourir pour elle, pensa-t-il. Il s’approcha encore et encore, puis s’appuya à son tour sur la balustrade en pierre.

— Des oiseaux majestueux, mais je crois que votre beauté éclipse leur éclat.

La demoiselle rit, d’un rire délicat. Pareil à un chant d’oiseau.

— Vous me flattez déjà, Sieur Anchise ?

— Vous connaissez mon nom ? demanda-t-il, feignant la surprise. Il savait que tout le monde connaissait son nom. Elle y compris.


— Vous avez une belle réputation : aventurier, héros, homme à femmes, et pourvu d’un grand orgueil.

Cette fois-ci, ce fut lui qui rit. Il admira ses yeux couleur noisette et ses longs cheveux de la couleur de la nuit. Elle n’était pas grande, mais aux yeux du chevalier, sa beauté supplantait toute chose.

— Ainsi, vous pouvez détecter les chevaliers de Seiros sur une grande distance ?

— Non, nous ressentons les sortilèges comme le sort d’âme. Cela se répercute sur nos sens, comme par exemple la vue, nous voyons l’aura qui entoure les gens. Vous, par exemple, vous avez été exposé à plusieurs magies. Votre aura est bleu nuit, parsemée de petites lueurs semblables à des étoiles. Comme si une galaxie tournait autour de vous.

— Et l’odeur, nous sentez-vous ?

— Oui, vous sentez l’odeur de l’acier forgé, votre voix est comme une chanson qui raconte votre histoire. Étrange harmonie : souffrance, joie, colère. Chaque sentiment étant une note.


— Et qu’en est-il du toucher ? lui dit-il en lui prenant la main.

Il sentit la jeune femme se raidir. Pourtant, elle ne retira pas sa main et la retourna même pour qu’ils soient paume contre paume.

— Une sensation forte, comme de la glace à la fois froide et brûlante.

— Je suppose que cela doit être désagréable d’être en présence de nous autres.


Il s’apprêtait à retirer sa main, mais elle la retint.

— Non, je pense que l’on pourrait s’y habituer.

— Il y a une festivité demain à la cour, le roi m’y a convié avec quelques-uns de mes compagnons, accepteriez-vous de m’y accompagner ? osa-t-il demander.


— Vraiment ? Vous m’invitez déjà ?

Anchise sentit le rouge de l’embarras lui monter aux joues. Elle rit à nouveau.

— J’adorerais, dit-elle d’une voix claire et joyeuse.

Ils se séparèrent une heure plus tard, Anchise devant reprendre du service. Mais il se mit à la voir plus régulièrement et se plaisait en sa compagnie. Il se surprit à penser à elle à n’importe quel instant, en sa présence, son cœur battait plus fort que pour aucune autre femme avant. Ainsi le chevalier comprit ce qu’était l’amour. Et pour la première fois de sa vie ressentit cet étrange sentiment de n’être entier que lorsqu’elle était près de lui.

Epeistes : Les Chevaliers de SeirosOù les histoires vivent. Découvrez maintenant