Je suis sans doute obstiné. C’est le plus dur, quand on est roi — ou même simple chef — savoir quand s’arrêter. Vous avez blessé la proie… Non, pensait Anchise.
Les rôles étaient inversés. C’était la proie qui l’avait blessé, qui l’avait chassé de la ville la queue entre les jambes. Il rentrait avec un échec sur le cœur. Le soleil brûlait comme la porte d’un haut fourneau. Le matin était encore jeune, mais l’air irrespirable, et les pics avaient disparu derrière une brume de chaleur. Cinq poneys suivaient leur ombre dans les collines poussiéreuses. Trois montés, et deux de rechange. Ils ne pouvaient pas aller plus vite qu’une caravane, aussi dans cinq jours au mieux, ils seraient à la première oasis. Personne ne prononça un mot jusqu’à ce qu’ils aient achevé la longue montée depuis Djelad et que la ville ait disparu à leurs yeux.
— Que s’est-il passé ? demanda le chevalier. Apparemment, Loup avait raison pour les portes secrètes. Mais comment nous ont-ils attrapés aussi vite ?
— Un bon réseau d’espions, répondit Hubert après un moment. Les Frères doivent être très intéressés par les étrangers… qui ils sont, où ils logent. Nous avons posé des questions bizarres… Ou par conjuration. Qui sait ? Ils doivent avoir un genre d’équivalent de nos Sœurs Silencieuses, pour être sûrs que les candidats sont tous là pour combattre par leurs propres capacités et non par enchantement.
— Très peu de bons combattants le sont entièrement, Inquisiteur, tout comme vous. Loup et moi ne le sommes pas, c’est certain. Blaydym ne saurait l’être.
— Ou alors, on nous a trahis, suggéra Xerios. Comment Haguen savait-il que nous avions un inquisiteur avec nous ?
Comme toujours, son visage était impassible. Pensait-il à nouveau au meurtre ?
— Vous me soupçonnez ? renifla le marquis de Krestra. Qu’aurais-je à gagner en nous trahissant ? Si vous voulez fouiller mon paquetage à la recherche de lingots, n’hésitez pas !
— Vous ne leur auriez pas dit que vous êtes inquisiteur, dit Anchise. Et puis, nous ne serons jamais de vrais amis, mais nous avons le même but commun. Ça va paraître bizarre, mais j’ai confiance en vous pour cela. L’histoire de Haguen était-elle véridique ?
Hubert tordit sa moustache en une grimace incertaine.
— Je l’ignore. Vous avez interrogé Constant dans une rue passante. Normalement, nous interrogeons les gens seuls. Si d’autres personnes sont présentes, elles doivent au moins se tenir immobiles. Une allée bondée, avec des gens qui vont et qui viennent, est le pire endroit possible pour sentir un mensonge.
Mentait-il ? Pourquoi Hubert ferait-il une chose pareille ? Anchise ne le savait pas, et pourtant il faisait autant confiance à l’inquisiteur qu’à Haguen en vérité. Une Lame ou un homme d’armes en service ne pourrait sans doute pas éviter de tuer, mais tuer sans raison, c’était impardonnable.
— Donnez-moi votre opinion, tout de même. Quand il disait être membre de l’Ordre de son propre chef ?
— Non, il ne mentait pas. En tout cas, il ne disait pas cela juste parce que trois tueurs sanguinaires l’observaient. Ceci dit, il cachait peut-être quelque chose.
Anchise regarda son jeune garde du corps chevauchant à sa gauche pour couvrir son flanc vulnérable.
— Rien à redire, Sieur Anchise. J’avais plus ou moins la même impression.
— Oui, moi aussi. Nul besoin d’un inquisiteur pour cela. S’il a menti sur son maître, il faut le secourir. Mais les Frères paraissent à présent tout à fait invincibles et tout effort de notre part serait un suicide pur et simple. Mais c’est pour cela que nous venons… Faut-il rentrer, ou ignorer les menaces et faire demi-tour pour tenter à nouveau notre chance ? Regardez, de l’ombre ! Voyons si nous pouvons descendre jusque-là !
Il fit tourner sa monture vers la droite et la mena à un wadi asséché qui coupait le paysage comme une blessure béante. Le poney parut approuver cette décision, car il y chemina avec détermination. En quelques minutes, ils avaient trouvé une tache d’ombre au flanc d’une falaise à pic. Le soleil levant détruirait bientôt ce simple petit abri, mais pour l’instant, c’était un refuge providentiel. Sans mettre pied à terre, Anchise se retourna face à ses compagnons.
— Nous ne pourrons combattre la magie que par la magie. Vous nous avez caché certaines choses, Hubert. Nous savons tous que les inquisiteurs ont des ressources qu’ils préfèrent ne pas mentionner, mais à présent nous avons besoin de votre aide. Quels atouts restent dans votre manche que vous n’avez pas révélés ?
Le marquis de Krestra les regarda sans la moindre amabilité.
— Il est vrai que je possède certains artifices qui pourraient se révéler utiles.
Puis il marqua une pause avant de sourire, si on pouvait appeler cela un sourire.
— Vous avez déjà bénéficié de mes sorts de soin, Sieur Chevalier. Mais l’Office d’inquisition générale n’affiche pas ses ressources sans contrepartie. Il m’est interdit de révéler les outils dont je dispose avant que cela soit nécessaire. Si vous me dites ce que vous comptez faire, je serais heureux de vous dire en quelle mesure je pourrais vous aider. Mais ne vous attendez pas à un miracle.
— Commençons par une « clé dorée » ? lança le chevalier un air malicieux.
— Vous n’êtes pas sérieux ! s’exclama Xerios, incrédule.
— Bien sûr que si, railla Hubert.
— Entrer dans le monastère ? C’est pure folie, vous avez vu les mêmes choses que moi. On n’entre pas si facilement là-bas. Et ce monastère est gardé par douze chevaliers immortels et invincibles.
— Vous devriez développer vos capacités d’observation, Sieur Loup. Quand la trappe s’est ouverte hier, votre maître a longé la terrasse jusqu’à se tenir en face, puis a regardé derrière lui. Ce matin, il est resté vers l’est jusqu’à ce qu’elle se soit ouverte, auquel moment il se mit à marcher, observant les maisons qu’il dépassait. Cela lui fait deux points de repère sur l’ouverture, et il pourra la retrouver facilement. Habilement raisonné et fort inhabituel pour un tueur, je l’admets. Mais déjà à ce moment, cela sentait l’effraction.
Anchise masqua au mieux son irritation. Xerios était naturellement impassible, l’inquisiteur était formé ou enchanté pour masquer ses émotions, mais lui se sentait toujours trop ouvert à ses deux compagnons.
— Avant de partir, on parlait d’un petit gadget fort utile appelé « cape d’invisibilité ». L’inquisiteur rit sans joie.
— La plupart des légendes sur la Chambre obscure ne sont que racontars et illusions, et la cape d’invisibilité en fait partie. Pure mythologie. Mais si vous cherchez à vous suicider, je vous aiderai évidemment avec joie.
Il était à peu près aussi attachant qu’un troll des cavernes. Xerios regarda Hubert, puis Anchise avec sévérité. Le maître saisit sa gourde d’eau pour se donner le temps de réfléchir. Il était intéressant de voir que celui auquel il ne faisait aucune confiance le soutenait, tandis qu’il devrait s’opposer à son ami. Si le jeune Loup était plus logique que son maître, il n’avait pas son intuition. Mais quelle était la différence entre un intuitif et, comme l’avait dit Haguen, un risque-tout ?
— Sieur Anchise, c’est de la folie ! Nous serons pris, c’est certain. Pourquoi nous condamner ainsi à mort ? Qu’espérez-vous accomplir ?
— Il n’y a aucun moyen ordinaire d’ouvrir cette trappe de l’extérieur — j’en suis certain — et je parie qu’elle ne sera pas gardée. Elle doit mener aux caves.
— Les donjons ? Vous pensez que Janus y est retenu ?
— Je l’espère. Si nous parvenons à le libérer, leur emprise sur Haguen disparaîtra. Au pire, nous y trouverons des renseignements utiles.
— Non, au pire, nous serons dépecés vifs, comme tous les fous qui espèrent gagner de l’or dans l’arène. Enfin, moi, corrigea Xerios en essuyant la sueur à son front. L’un de nous devra rentrer à Albatria et faire son rapport au roi. Ce sera votre mission, Sieur Anchise. Allez-y dès maintenant et j’entrerai pour vous dans le monastère.
— Vous me connaissez mieux que cela, mon ami, sourit le chevalier.
— Vous avez le devoir de faire votre rapport au roi ! Vous êtes à la tête de cette expédition.
— L’inquisiteur s’en chargera. Il nous fera entrer, mais ensuite quittera la ville à l’aube, avec ou sans nous.
— Sieur Anchise ! Il est inutile que nous entrions tous les deux dans la tanière du lion, et vous savez que je ne vous laisserai pas faire.
— Haguen était mon ami. Un homme qui abandonne une mission ne vaut rien, mais un homme qui abandonne ses amis vaut encore moins que rien.
Hubert écoutait leur discussion avec son dédain habituel.
— Il est certain que je n’entrerai pas là-dedans. Mais je puis en effet ouvrir la trappe pour vous, à moins qu’elle soit déjà un enchantement. Je peux vous fournir de la lumière…
— Rappelez votre chien, Anchise ! cria soudain l’inquisiteur. D’une main, Xerios avait agrippé le bras de Hubert tout en dégainant sa lame de l’autre — mais lentement, sans détermination. Les doigts de sa victime éventuelle s’approchèrent de sa propre garde. Il savait qu’il mourrait avant d’avoir pu la tirer.
— Attendez ! ordonna Anchise. Cela ne m’arrêtera pas. Xerios le regarda avec un regard étrangement vide.
— Nous aurons besoin d’être trois pour trouver l’entrée, n’est-ce pas ?
— Ce serait mieux, mais deux suffiraient, et un pourrait y parvenir. Et j’y retournerai même s’il me faut vous passer sur le corps, mon jeune Loup. La vie de l’inquisiteur dansa un moment sur le fil d’une épée. Puis Xerios soupira et lâcha les rênes.
— Maître, vous avez tort de faire cela, il n’en ressortira rien de bon. Mémorisez bien cela.
La journée fut longue, et la nuit, plus encore. Il fallut envisager la réussite et l’échec. L’échec, dans ce cas, serait la mort, ou pire, l’asservissement. Inutile de prévoir la moindre échappatoire. La réussite serait de secourir maître Janus, et éventuellement Haguen lui-même, puis de s’échapper de la ville quand les portes ouvriraient à l’aube. Deux heures suffiraient bien.
L’ennemi pourrait les suivre. Il fallait donc laisser passer la majeure partie de la nuit. Le meilleur endroit, pour des guerriers ne désirant pas attirer l’attention, était une maison de passe. Hubert et Xerios exprimèrent un grand enthousiasme à cette idée. Aussi Anchise passa-t-il de nombreuses heures à jouer à un jeu de plateau fort compliqué contre plusieurs jeunes filles très amusées, perdant de grandes sommes d’argent tout en fermant ses oreilles au plaisir qui s’élevait des chambres autour. Meliandre ! La reverrait-il un jour ? Tandis que la lune argentée amorçait sa descente, l’expédition se prépara à partir.
— Portez ces anneaux à votre main gauche, expliqua Hubert, la pierre tournée vers le dehors. Quand vous aurez besoin de lumière, tournez la pierre en dedans. Vous pourrez contrôler la quantité de lumière en ouvrant ou fermant les doigts.
— Des anneaux de pouvoir ? s’étonna Xerios.
— Trésor des orfèvres elfes des jours anciens, il en reste bien peu en ce monde.
La place était déserte. Aucune fenêtre éclairée aux maisons ou au monastère. Anchise trouva la porte remarquée la veille et y laissa Xerios. Avec Hubert, il contourna l’angle et retrouva celle du premier matin. L’inquisiteur continua seul vers la porte du monastère. Le chevalier resta appuyé contre le mur pendant une éternité. Assez longtemps pour se convaincre qu’il y avait un problème. Puis une étoile clignota dans la cour. Il retourna son anneau et ouvrit brièvement la main. L’éclat qui en résulta l’aveugla à moitié. Un instant plus tard, il put constater que son jeune garde avait fait la même erreur : trop !
Hubert était très près du bon endroit. Un autre signal, et cette fois, Anchise ne leva qu’un seul doigt, obtenant l’effet désiré. Ainsi que Xerios à nouveau. Il clignota deux fois, pour avertir l’inquisiteur qu’il était bien aligné. Deux autres signaux de Loup. Une longue attente angoissante… Trois signaux de l’inquisiteur. Il avait localisé la trappe. Xerios sortit des ténèbres, le souffle plus court qu’à l’habitude. Sans un mot, ils se dirigèrent tous deux vers l’escalier et la porte que l’inquisiteur avait laissée entrouverte. Ils retrouvèrent facilement le marquis de Krestra et s’agenouillèrent à son côté.
— Bonne nouvelle, commença-t-il. On dirait que ce n’est qu’une dalle posée sur un pivot. S’il n’y a aucun moyen de l’ouvrir de ce côté, elle ne doit pas être très défendue. Parés ?
Quelle que soit l’apparence de la conjuration de la « clé d’or », elle était assez petite pour que l’inquisiteur la cache dans sa main. Le métal cliqueta contre la pierre. La trappe frémit et se souleva lentement, raclant la pierre avec un bruit de fanfare dans le calme de la nuit. Quand elle atteignit la verticale, l’anneau de fer à son côté intérieur claqua une fois. La puanteur acide des singes parvint aux trois hommes. Hubert plongea la main dans les ténèbres et laissa filtrer un filet de lumière, révélant un conduit carré et le sol huit ou neuf pieds en contrebas. Aucune échelle, rien que quelques pics de fer dans la paroi — une issue faite pour des reptiles géants aux pieds préhensiles, et non pour des hommes. Anchise roula sur le ventre, et passa les jambes par l’ouverture. Une minute plus tard, trois voleurs se tenaient à la base du conduit, la trappe refermée. Et les hommes se sentaient plus piégés qu’intrus.
Un tunnel bas et rectangulaire partait dans la direction du monastère. La puanteur des Lézards était étouffante.
- Je vous attendrai ici, décida l’inquisiteur. Vous êtes peut-être suicidaire, Sieur chevalier, mais tel n’est pas mon cas.
— Vous êtes un compagnon brave et plein de ressources, et je le dirai au roi si je dois le revoir un jour. Combien de temps ?
— La trappe n’est pas exactement jointive, je devrais pouvoir repérer l’aurore. Je partirai à la première lueur. Voulez-vous que je laisse la trappe ouverte ou fermée ?
— Ouverte. En revenant nous serons sans doute pressés.
— Comme il vous plaira. Si je ne suis pas poursuivi, je vous attendrai quelques heures en dehors de la ville. Puis je partirai prendre la première caravane vers l’ouest.
— Ces arrangements me conviennent, vous pourrez le préciser s’il vous faut un jour témoigner pour une enquête. Je n’aurais jamais pensé que nous pourrions aussi bien nous entendre. Paré, Loup ?
— Je passe devant. Venez.
Ils partirent dans le passage. Trente-deux, trente-trois… S’il avait bien compté ses pas à la surface, ils devaient à présent se trouver sous le monastère. Trente-cinq. C’était vraiment de la folie, encore une impulsion à laquelle il n’avait pas su résister. Un jour, il se retrouverait pris au piège. Le vrai danger venait de Haguen. Les autres Frères ne s’attendraient pas à une telle folie. Mais son ancien frère d’armes le connaissait et l’avait presque prévenu de ne pas essayer ce qu’il faisait à présent. Trente-sept… Xerios s’arrêta et étouffa sa lumière. Anchise le heurta et sentit sa sueur.
— Quoi ?
— De la lumière, devant. Non ? J’ai cru…
Il lâcha un rai de lumière.
— Ha ! Un reflet.
De l’or. Une petite pièce pleine de briques d’or… empilées sur dix pieds de haut au fond et en piles rectangulaires plus basses devant eux. Le couloir étroit en face en était tapissé. Anchise observa les piliers en pierre de la pièce alignés avec le passage devant eux. Puis il monta sur les piles basses jusqu’à pouvoir jeter un œil par un petit interstice entre l’or et le plafond. Sa lumière ne montra pas le bout du couloir, mais de nouvelles piles d’or, par rangées. Il descendit.
— C’est tout l’espace qu’il leur reste. Je pense que cette cave court sous tout le monastère, ou la majeure partie. Pleine d’or. Des tonnes et des tonnes d’or. Il souleva l’une de ces briques et décida que Haguen avait été bien fort de traverser toute la cour avec deux de ces trésors.
— Des milliers de tonnes, peut-être…
— L’or est inutile aux défunts.
Xerios, toujours pratique et rationnel, reprit leur avancée. Mais la discrétion était devenue plus problématique. Le moindre filet de lumière créait des reflets par dizaines. En un instant, il atteignit un autre couloir d’or qui partait sur la droite. Il hésita, puis continua tout droit. Un autre embranchement sur la gauche. Il soupira.
— Nous allons nous perdre.
— Continuez sur la gauche. Cela devrait nous mener à une tour d’angle, je crois.
Cela finit par les mener à une porte en pierre un peu plus étroite que les couloirs. Derrière, l’obscurité, sans reflets. L’air sentait mauvais. Le jeune garde s’arrêta à l’entrée et laissa échapper un pinceau de lumière entre ses doigts, le faisant passer sur les murs et sur toute une structure cubique avec cheminée, pinces de métal, creuset de fer…
— Une forge ?
— Non. Mais c’est bien un haut fourneau. Une fonderie, expliqua Anchise en activant son anneau. C’est là qu’ils fondent l’or. Mais d’où tirent-ils le minerai ? Et pourquoi ce lieu pue-t-il autant ?
Il tourna la main pour éclairer l’autre bout de la pièce et faillit crier devant l’éclair qui en résulta. La montagne d’or brut emplissait la pièce de bord à bord, presque jusqu’au plafond. Cela ne ressemblait pas vraiment à du minerai d’or. Il y avait là des fragments et éclats aux formes étranges, de la taille d’une tête à celle d’un gravier. Il souleva un morceau allongé qui était tombé de la pile, s’émerveillant de son poids. Sa surface était dure, et çà et là de la pierre noire y restait collée… un tibia humain ! Par Eriath ! Côtes, vertèbres, mâchoires, crânes, et les plus petits morceaux n’étaient que des phalanges. Les morceaux de pierre noire ? Des restes de chair en décomposition. D’où l’odeur.
— Ils ne nourrissent pas le bétail hein ? dit Xerios un peu trop fort, pris par le dégoût.
— Chut !
— Mais voilà ce qu’ils font des cadavres. Ils les transforment en or. La surface du tibia étincelait comme si ce qui avait raclé la chair avait aussi rayé le métal.
Anchise recula, s’efforçant de comprendre, et reposa son trophée. Sur un coup de tête, il prit quelques phalanges et les glissa dans sa poche en souvenir. Il n’y avait qu’une seule porte dans la pièce. Les os arrivaient par une trappe au plafond, comme des déchets. Il suivit son jeune garde quand ils regagnèrent le couloir qui les avait menés jusque-là. La fortune amassée là était obscène. Une nation n’aurait pu la dépenser en entier, dût-elle y passer mille ans. Et pourtant, une douzaine de moines déments se battaient chaque jour pour l’accroître. Une fortune si infinie devait avoir des défenses infinies.
Arrivant au croisement, Anchise fut tenté de retourner avec Xerios à la trappe. Mais la Lame prit sur la gauche, et son pupille le suivit. La trappe serait-elle encore à la même place ? Il s’imaginait facilement piégé à jamais dans ce labyrinthe par quelque puissante conjuration. Si Blaydym avait quoi que ce soit à voir dans tout cela, la réalité pourrait être pire que tous ses cauchemars. Le couloir n’en finissait pas. Anchise se disait justement qu’ils atteindraient bientôt la fin du monastère quand une épaisse porte en bois leur barra le chemin. Dans l’obscurité, Xerios en tourna la poignée.
— Ce n’est pas fermé, murmura-t-il.
— Alors, avançons. Doucement ! Et reniflez.
La pire chose qu’ils pourraient découvrir était sans doute une assemblée de lézards humanoïdes endormis. Xerios tira lentement le battant, empêchant les gonds de grincer. La pièce était plongée dans l’obscurité. Un éclair fugitif… Un soupir satisfait… Plus de lumière.
Ils avaient trouvé le cachot, une double rangée de portes barrées. Cela ne sentait pas l’odeur de marais chaude et moite des lézards.
L’homme, mais pas l’homme récent. Sale et renfermé. Quelques cellules avaient encore de la paille pourrie. Certaines contenaient de vieux seaux ou des pots à eau couverts de poussière. Mais nul n’avait occupé ce donjon depuis bien des années.
— Si Janus est quelque part, ce doit être ici, Sieur Anchise.
— Sans doute. Pas nécessairement.
Anchise alla à la porte à l’autre bout. Sa Lame l’atteignit en premier, lui bloquant le passage.
— Sieur Anchise, nous en avons assez vu.
Bien sûr, il avait raison. Ils avaient eu une chance fabuleuse et ne devraient pas la pousser. Depuis combien de temps étaient-ils ici ? Les Frères devaient s’éveiller à l’aube, voire avant.
— Je continue, dit Anchise sur un ton d’excuse. Sachant qu’il faisait une erreur. Sachant que son ami devait le suivre et partager son sort.
— Rappelez-vous, Maître, que si nous devons fuir, la sortie est droit devant dans ce couloir.
Mais il restait un embranchement inexploré. On pourrait les prendre à revers. Sans perdre de temps à argumenter, Xerios éteignit sa lumière et posa la main sur la poignée. L’esprit d’aventure venait-il enfin à bout de sa prudence ?
La pièce suivante était conçue pour les geôliers. Elle contenait d’anciens bancs en bois et des râteliers d’armes. À présent, elle servait surtout de débarras.
Une masse d’épées et de haches anciennes, des paniers, des boîtes, des piles de vêtements moisis. Cela puait la poussière et le rat. Mais il y avait une autre porte.
Xerios l’ouvrit dans le noir et aperçut au loin une faible lumière. Pour la première fois, ils atteignaient un endroit qui pourrait être habité. Voire luxueux. La lumière suffisait tout juste à montrer une peinture ou une mosaïque sur les murs. C’était un couloir carré avec deux autres portes à ce niveau et un escalier en pierre blanche montant à l’étage. La lumière venait d’au-dessus — peut-être la lueur des étoiles, et peut-être les premières lueurs de l’aube. Leur parvenaient aussi une odeur inattendue de fleurs et de végétation, et un bruit très lointain d’eau vive. Que trouveraient-ils à l’extérieur ?
Le monastère était entouré des maisons de la ville. Au mieux, ce pourrait être un renfoncement, un réduit abritant un atrium à ciel ouvert.
L’une des portes était entrouverte sur l’obscurité. Restant devant son maître, le jeune loup s’y rendit en silence et regarda à l’intérieur de la pièce.
— Ça pue. Cuisines. Mouches.
Puis il s’accroupit et risqua un rayon de lumière qu’il passa sur le sol pour chercher d’autres portes ouvertes. Il avait peur d’une fenêtre, mais ils ne devaient pas encore être tout à fait au niveau du sol. Il finit par se lever pour entrer, suivi de peu par Anchise.
Ce n’était pas une cuisine, mais un garde-manger contenant une seule carcasse, et pouvant en accueillir davantage. Le corps avait été dépecé et éviscéré, et pendait par une esse en métal plantée dans son jarret — la tête en bas, bien sûr, pour que les fluides puissent s’en écouler par la gorge. Les mouches bourdonnaient tout autour. À en juger par sa taille, il s’agissait d'Edmus fils de Palmarius. Xerios eut un haut-le-cœur et se couvrit la bouche. Se retenant de vomir. L’enfer sur terre.
— Davantage de minerai, murmura Anchise. Sales… monstres !
Il ne trouvait pas de mot convenable.
Il poussa le cadavre, déjà raide. À la façon dont il oscilla, il n’était pas assez lourd pour avoir des os d’or. Il serait sans doute tombé en morceaux si tel était le cas.
— Mais pourquoi le dépecer et l’éviscérer ? demanda le jeune garde. Pourquoi le laisser pourrir ainsi ?
— Pour les chairs, peut-être, avança Anchise.
— Certaines viandes s’améliorent en mûrissant. Mais pas sous ce climat, tout de même, répondit le jeune Loup. Sieur, partons, je vous en prie !
— Je veux regarder dehors. Rien qu’un coup d’œil.
Xerios soupira et le suivit en haut de l’escalier. Anchise savait qu’il avait abandonné tout espoir de retrouver Janus. Seule la curiosité le poussait, le désir d’explorer le monastère plus avant. Les donjons et caves ne lui suffisaient pas. Mais où était-il ?
Son sens de l’orientation l’avait abandonné. Quelque part à l’arrière, se dit-il, loin de la cour. L’escalier devait être dans l’une des tours. Ils atteignirent un autre couloir décoré. Un escalier partait vers l’étage. Il y avait deux portes fermées à ce niveau, et une arche ouverte sur un jardin ombragé d’arbres et de buissons. Frustré, il se tint à l’entrée et regarda dans les ténèbres, inhalant l’odeur de la végétation luxuriante, inattendue à Djelad.
Quelques lumières brillaient aux fenêtres, et au-dessus des murs d’enceinte, l’aube faisait déjà pâlir les étoiles. Sous ses yeux, d’autres fenêtres s’allumèrent. Il ne voyait rien du jardin, mais sa présence montrait que ce monastère était bien plus agréable à vivre qu’il y paraissait du dehors — un véritable palais. La décision d’Haguen n’était pas si folle qu’on l’aurait cru.
— Superbe ! murmura Xerios. Pouvons-nous partir à présent ?
— Oui, d’accord. Je vous s…
Des gonds grincèrent dans le couloir qu’ils avaient quitté au niveau inférieur. Une lumière s’alluma. Xerios se retourna d’un bloc, l’épée tirée. Des pas traînants, des grognements, une porte se refermant, mais n’étouffant pas la lumière… Quelqu’un ou quelque chose montait l’escalier. Piégés !
Sans un mot, les deux intrus s’écartèrent de l’arche et s’engagèrent dans le jardin. Un buisson à droite de la porte leur offrit une relative cachette. Ils se faufilèrent en dessous et se tinrent immobiles. Le jeune Loup articula plusieurs obscénités. Non loin, le murmure constant d’une source d’eau claire ne faisait rien pour ajouter à leur confort. La lumière se fit plus vive sous l’arche, illuminant les dalles du chemin. Un reptile monta et s’arrêta à moins de cinq pieds des chevaliers.
L’animal portait le pantalon habituel et avait une torche en main et une épée sur le dos. Il renifla d’un air soupçonneux. Sentait-il les intrus ? Anchise ne pourrait peut-être pas se remettre sur ses pieds assez vite pour lui plonger son épée dans le cœur avant qu’il ait pu crier, car les réflexes animaux étaient en général plus rapides que ceux des humains. Il pourrait trébucher et tomber à plat ventre. Une nouvelle fenêtre venait de s’éclairer à l’étage. D’autres Lézard ou humains descendraient bientôt l’escalier.
Une lumière apparut, deux autres créatures émergèrent, portant le corps de Edmus sur leurs épaules, ses bras tendus droit devant lui, raidis par la mort. Un quatrième animal allait derrière eux avec une autre torche. Les quatre créatures s’engagèrent sur le chemin. Xerios commença à se lever et s’immobilisa en grinçant des dents quand il aperçut une nouvelle lumière émergeant de l’arche.
— Je pense que nous devrions nous détendre ici un moment, lui dit Anchise à l’oreille. Quelqu’un a convoqué un conseil.
— Nous détendre ?
— Réveillez-moi quand il faudra y aller.
Un autre reptile émergea de l’arche, sa torche éclairant le chemin pour deux humains allant à petits pas. On aurait dit deux femmes, mais elles étaient si voûtées et flétries que Anchise n’en fut pas certain. Il entendit des voix dans l’escalier. D’autres torches apparurent à l’angle opposé du jardin et s’approchèrent. Une fois ou deux, les flammes se reflétèrent sur un point d’eau. Le sol paraissait plus bas de ce côté-là, et la fontaine si proche devait alimenter un ruisseau d’ornement et quelques vasques, comme dans le jardin de la reine à Foirevieil. De nouvelles fenêtres s’éclairaient, d’autres s’éteignaient. Tous les occupants du monastère devaient être éveillés, et tous devaient se diriger vers le même endroit. Pourquoi ?
Le point de rencontre se trouvait juste en dessous des deux hommes, une plate-forme en pierre blanche, sans doute du marbre. Le sol en était irrégulier, bordé de murs ornementaux et de plates-bandes. À l’opposé, une pelouse. Le corps de Edmus était étendu sur le ventre au centre d’une incrustation de tuiles sombres qui dessinaient un pentacle. Les deux vieilles femmes étaient assises de l’autre côté, et un lézard arrivait qui en portait une autre, la posant doucement à côté des deux premières. Non, c’était un homme, comme les trois autres qui arrivèrent d’un pas traînant. Tous restèrent en dehors de l’octogramme, loin de la masse de viande avariée et bourdonnante qui hier encore était jadis Edmus fils de Palmarius.
Apparemment, quelqu’un allait mener un rituel. Le lever et le coucher de soleil étaient très soudains en Ashan. Les toits et la silhouette des tours étaient à présent bien visibles. Même l’atrium ombragé s’était éclairé, révélant un paradis secret de pelouses, de buissons, de fleurs, de petites fontaines, de ponts d’ornement et de grands arbres.
— Hubert a dû partir, murmura Xerios. Il devait laisser la trappe ouverte.
— Nous n’y pouvons rien. Espérons juste que toutes ces créatures soient ici pour le moment. À votre avis, qui sont les ancêtres ? ajouta Anchise.
— J’aimerais le savoir… aussi.
Il n’arrivait pas à se convaincre de ce qu’il soupçonnait, ni même à l’exprimer en paroles. Mais tout finissait par acquérir une certaine logique. Certaines conjurations très puissantes ne pouvaient être menées qu’à des moments très spécifiques. Mais ce qui l’inquiéta le plus fut le symbole au dos des manteaux des ancêtres. L’emblème de Sobrom, le dragon déchu.
L’aube arrivait, le commencement d’un nouveau jour. Le lendemain matin, j’étais comme neuf, avait dit Constant. Il y avait sept de ces cadavres ambulants sur la plate-forme, la plupart drapés dans une sorte de drap ou de robe. Tous avaient la peau grise, étaient soit chauves soit coiffés de quelques mèches blanches. Certains marmonnaient à l’attention de leur voisin, d’autres ne bougeaient pas, comme à l’article de la mort. Les gardiens animaux en amenèrent trois autres, pour un total de quinze reptiles. Et dix êtres humains, si l’on pouvait appeler ainsi ces sacs d’os et de chairs affaissées. La plupart des créatures se tenaient accroupies sur la pelouse voisine. Deux montèrent aux arbres, mais quatre entrèrent dans l’octogramme, rejoignant le cadavre, et commencèrent à chanter. L’un, puis l’autre.
— Maintenant ! fit Xerios en serrant l’épaule de son pupille.
— Attendez ! lança le chevalier.
— Partez ! Je resterai si vous voulez, pour voir ce qui se produit. Mais si vous restez plus longtemps, je vais devenir fou ! C’est de la magie noire d’un monde oublié. Il va y avoir un drame. Mon instinct me le dit.
Il avait raison, bien sûr. Le moment était venu de battre en retraite, pendant que le bétail était captivé par la cérémonie. Anchise commença à ramper, puis s’arrêta.
— Écoutez ! Ils révoquent le temps !
Le rituel différait du tout au tout de ceux qu’il avait pu entendre. La séquence compliquée d’invocations et de révocations paraissait sauter de façon tout à fait aléatoire dans l’octogramme. Tous les éléments manifestes étaient invoqués. Il aurait pu le prévoir, puisque la vie naissait de la combinaison des quatre : air, feu, terre et eau. Toute la faculté de l’Académie royale des conjurations se serait arraché les cheveux pour avoir une chance d’assister à ce rituel, mais il donnait des frissons à Anchise.
Le rituel culmina quand les premiers rayons du soleil frappèrent le sommet des tours. Le chant s’acheva sur une longue note de triomphe. Le cadavre bougea. Impossible ! Cet homme était mort depuis vingt-quatre heures. Ses viscères avaient été arrachés, son sang vidé. Sa chair était déjà pourrie — et pourtant, les membres d’Edmus s’agitaient. Il paraissait vouloir se lever.
Trois des momies desséchées se mirent tant bien que mal sur leurs pieds et clopinèrent vers lui. Quatre ou cinq autres rampèrent dans la même direction. En atteignant le corps, elles se jetèrent dessus et le dévorèrent, le déchirant comme des chiens affamés. Certaines furent repoussées par ses spasmes, mais elles revinrent à la charge.
Les reptiles soulevèrent les plus faibles et les portèrent jusqu’au festin. Bientôt, les dix déchirèrent leur proie, corps enfoui sous leur masse. Les Lézards reculèrent pour observer la scène, gloussant parfois d’amusement. Une femme nue se redressa, un morceau de viande entre les mains. À mesure qu’elle le dévorait, son corps s’étoffa et se redressa. La couleur de la vie reprit ses chairs. Ses seins desséchés se firent pleins et conquérants. Ses cheveux s’épaissirent et devinrent noirs. Elle lâcha les derniers fragments de sa nourriture et hurla de rire, dévoilant des dents étincelantes et un regard reptilien une femme dragon. Cette race était donc pas éteinte.
— Maître ! rappela Xerios. Si nous tardons, nous n’en sortirons jamais !
Exact. Anchise se mit à genoux, toujours incapable de détourner le regard de la scène.
Des hommes émergeaient à leur tour de cette mêlée — forts, jeunes — qui n’étaient un instant plus tôt que des ruines épuisées. Il comprit que cette région était sous le contrôle des dragons. Le roi devait être informé. Cette engeance que tous croyaient exterminée depuis mille ans. Certains rongeaient encore un os, un bras. L’or luisait sous ces chairs. Les rayures constatées par Anchise étaient l’œuvre de dents. D’autres femmes partirent en trottant, les hommes à leur suite.
Des couples s’effondraient sur l’herbe, pour lutter dans l’exubérance de la passion et de la jeunesse retrouvées. Le couple sous l’arche disparut à l’intérieur de l’édifice.
— Maintenant ! dit Xerios.
— Oui.
Ils s’extirpèrent du buisson jusqu’à faire face au chemin.
— Prêt ? demanda le jeune homme au chevalier.
— Oui !
— Maintenant !
Ils se remirent sur leurs pieds et coururent vers l’arche. Les hurlements et rugissements des Lézards leur apprirent qu’on les avait repérés. Les amants passionnés n’étaient allés que jusqu’au couloir et se tenaient enfiévrés sur le sol. Xerios les contourna, Anchise sauta par-dessus. Ensemble, ils s’engouffrèrent dans l’escalier, les reptiles lancés à leurs trousses.
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Epeistes : Les Chevaliers de Seiros
FantasíaŒuvre que je dédicace à une personne cher. Helas la vie me l'as retirer un triste mois de décembre. Comme quoi le destin ne nous laisse pas forcement libre arbitre. Pour elle voici, les épéistes de Seiros, des combattants légendaires, aux aptit...