Un elfe blessé, couvert de sang, traversant Albatria par une morne journée d’hiver, aurait déjà dû se faire arrêter, voire se faire voler son cheval après qu’on l’eut mis dans un fossé pour qu’il y meure. Il aurait dû tomber mille fois, car le monde se voilait régulièrement de noir. Il se réveillait parfois en constatant que Destrier s’était mis au pas, épuisé. Alors, d’un coup de talon, il le remettait au trot. Son épaule raide lui faisait mal ! Il n’était même pas certain du chemin.
Mais Destrier paraissait savoir où il allait. Plus vite, plus vite ! Il fut éveillé par un hennissement, puis une réponse et des aboiements. Cet idiot de cheval était entré dans un enclos. Cette brute stupide avait dû sentir une jument ou vouloir un peu de compagnie. Nolaig tenta de se redresser pour reprendre les commandes, mais le brouillard noir se rapprocha et des tambours battaient sous son crâne. Ces bâtiments au toit de chaume lui paraissaient familiers — Destrier était retourné à la seule écurie qu’il connaissait dans la région, le dernier endroit où on l’avait nourri. L’Épée Brisée.
— Non ! Non ! Non !
Nolaig tira sur les rênes et talonna le cheval pour le faire tourner. Perdant l’équilibre, il glissa du dos de l’étalon et chuta dans les bras tendus de l’aubergiste, maître Chiron.
Il était assis au coin du feu, emmailloté dans des couvertures comme un nouveau-né, buvant un mélange brûlant de soupe et de rhum. On lui demandait de finir son histoire. Son bras avait été enveloppé dans un bandage enchanté qui appartenait autrefois à la Garde, mais contenait encore quelque pouvoir selon sieur Chiron. Ce dernier criait fort et beaucoup après sa fille, qui criait aussi, et après l’homme plus jeune, qui faisait deux fois sa taille, sûrement son mari.
— Père, vous êtes fou ! dit la jeune femme. Il est saigné à blanc, il souffre terriblement, il est en état de choc, il ne sait plus ce qu’il dit. Si vous le mettez au lit et faites venir un guérisseur, il aura peut-être une chance. S’il remonte à cheval, il ne fera pas une demi-lieue. Vous allez le tuer.
Chiron ordonna qu’on prépare les chevaux et de réchauffer les vêtements avant de les faire mettre au garçon.
— C’est un chevalier de Seiros, beugla-t-il, il est dur comme l’acier. Encore de la soupe. Des chaussettes de laine. Continue à parler, petit.
Cet homme à la forte voix avait-il vraiment été un épéiste autrefois ? Second d’Anchise ? C’était ce qu’il avait dit, et Chiron l’avait confirmé. Certes, il était vieux désormais, mais dégageait encore une certaine force et semblait fidèle à son ancien frère d’armes ; l’elfe comprit qu’il ferait n’importe quoi pour le sauver.
— Continue à parler, petit !
L’ancien chevalier était déjà vêtu et prêt à l’appel de l’aventure.
Nolaig avala, se brûlant la gorge. La tête lui tournait de plus en plus vite. Elle ne tarderait pas à tomber. Il était si faible qu’il pleurait sans cesse.
— Je vous ai dit qu’ils vont le manger ?
— Oui, tu l’as dit. Ça ne m’étonne pas. Rien ne m’étonne de la part de ces bouchers. Ou du criminel qui les dirige. J’ai dit d’apporter plus de soupe au petit ! Pour lui rendre un peu de sang. Laisse-moi t’enlever tes bottes.
— Qu’on aille seller ma jument et le grand cheval noir de sieur Nolaig, et plus vite que ça ! Nous partons dans trois minutes.
Navarre passa le reste de l’après-midi au village — à parler, à écouter, et à confirmer toutes sortes de rumeurs. Oui, la santé de Sa Majesté était grandement améliorée. Oui, il comptait descendre le soir même pour dîner à la cour. L’appel des médecins la veille et leur renvoi sans qu’ils aient pu examiner leur patient avait été un coup de génie, une préparation magistrale de cette grande réapparition. On devait déjà parler de ce rétablissement miracle à Albatria. Demain, on sonnerait les cloches. Hubert avait tout orchestré. Mais la visite de ce soir nécessiterait une supervision totale. Krestra avait suggéré de l’installer dans une pièce aussi petite que possible, où l’on ferait défiler les gens. Mais Emeraude n’accepterait pas d’être ainsi manipulé. Ce soir, il serait son pire ennemi — il se délecterait de toutes ces louanges et attentions et voudrait rester jusqu’à l’aurore. Vers le coucher du soleil, le commandant en second revint à la loge et partit à la recherche de Dragon. Nul doute que le commandant était parfait pour un massacre. Il avait l’attention du détail et ne contredisait jamais le roi. Mais pour ce qui était de la subtilité, il faisait piètre figure. C’est pourquoi le secrétaire Hubert avait mis Navarre aux commandes de la situation. Ce dernier n’avait pas cru un traître mot de toute l’histoire, jusqu’au lendemain matin, en voyant les trois cadavres ambulants retomber en pleine jeunesse. Le roi, le valet, et le secrétaire.
Dragon était au dortoir et contemplait le feu d’un air morose. Une demi-douzaine de gardes se tenait dans la pièce, sur leur paillasse, sans parler. Sans même jouer aux dés. Cela n’allait pas. Ils avaient juré de protéger leur roi. Ils avaient toujours su, chacun d’entre eux, qu’il leur faudrait peut-être tuer pour cela. Pourquoi avaient-ils tant de scrupules à présent ? Anchise était allongé près du feu, apparemment endormi — ce qui en soi montrait avec force que l’âge n’avait en rien émoussé ses nerfs, car il devait avoir conscience du péril. Son esprit était toujours affûté. Pour l’heure, il était la plus grande menace.
Navarre attira l’attention de Dragon et lui fit signe de la tête. Les sourcils froncés, le commandant se leva et le rejoignit. Navarre descendit les marches, mais ils se trouvaient sous la chambre du roi. Les murs et plafonds du palais étaient de vraies passoires — aucun endroit ne permettait de parler en toute discrétion. Ils sortirent dans la nuit et trouvèrent un abri contre le vent.
— Par Eriath, que t’arrive-t-il ? demanda Dragon avec mauvaise humeur.
— On n’a pas retrouvé le corps du gamin, hein ?
— Non.
— Alors, qui va-t-on servir demain ?
— Daraen, je suppose, dit le commandant en tirant sur sa barbe. C’est ce qu’il voulait.
— Et que dit le roi ?
Dragon sourcilla et regarda la fenêtre la plus proche, heureusement fermée.
— Le marquis de Krestra.
— Pourquoi ?
Mais c’était bien la réponse que Navarre attendait.
— D’après… lui, il prend trop d’importance. Il dit que Anchise est son ami et l’homme de la situation, et qu’il ne peut plus les garder ensemble ou ils vont finir par s’entre-tuer.
— Quel idiot !
Dragon ne le contredit pas. Il resserra sa cape autour de ses épaules et regarda la lune traverser les nuages argentés. Les lumières scintillaient au village où l’on préparait le grand festin pour Sa Majesté. Navarre reprit :
— Le seigneur Saga n’est pas d’accord avec la nouvelle situation, je ne suis pas sûr d’être d’accord, moi non plus.
— Mais tu n’as pas le choix, comme moi. Lui pourrait.
— Enfin, jusqu’à ce que nous lui fassions manger la viande. D’après le roi, ça va le faire changer d’avis.
— Vraiment ? Le roi est aveugle, en ce qui concerne le seigneur Saga. Toi aussi, je pense.
Dragon se retourna vivement, fort énervé.
— Que sous-entends-tu ?
— Mourrais-tu pour une cause ?
— Pour le royaume, s’il le fallait.
— Oui, mais pour une cause ? Un principe moral ? Peu importe. Je me moque de savoir si tu le ferais ou pas. Pour ma part, je ne sais pas. Mais je pense qu’Anchise est prêt à le faire. Même s’il découvre qu’il a de nouveau vingt ans et qu’il peut avoir de nouveau vingt ans à chaque lever de soleil pour les mille prochaines années — il y renoncera s’il le faut, n’est-ce pas ? S’il pense que c’est mal ? Pourquoi les jeunes l’appellent-ils Parangon ?
Dragon ne comprenait pas les questions rhétoriques.
— Alors, soyons prudents. Qui allons-nous servir demain ?
— Parangon, répondit Dragon après une longue pause.
— Je m’en occupe.
Navarre fit demi-tour.
— Pas tout de suite ! Attends que Krestra soit bien rentré.
— Tu as raison. Bonne idée. De toute façon, le secrétaire voudra regarder.
Tandis que Dragon et Navarre rentraient, Anchise referma la fenêtre en silence. Il n’avait entendu que peu de mots distinctement, mais le ton était limpide — ainsi que l’identité des victimes. La garde était plus dangereuse que le roi ou même Hubert. Il retourna vers l’âtre. Aucun des chevaliers ne faisait attention à ses mouvements tant qu’il ne s’approchait pas de l’escalier ou de la chambre du roi. Dragon revint, glacé, les cheveux ébouriffés par le vent. Dix minutes plus tard environ, Stocwell apparut et approcha Anchise.
— Le roi veut me voir, je suppose lança Anchise.
Hochement de tête vigoureux. Le valet se retourna et repartit, tout en parvenant à regarder l’ancien chancelier pour s’assurer qu’il le suivait. Ce fidèle benêt avait donné sa vie à son roi, aussi sa vie avait-elle été prolongée indéfiniment. Anchise le suivit. La plupart de ses douleurs et égratignures avaient disparu, éliminées par la conjuration. Mais il se sentait encore déséquilibré. Il lui manquait le poids de l’épée qui pendait à ses côtés depuis toujours. Il entra dans la chambre du roi et referma la porte derrière lui. Stocwell était déjà assis sur son tapis dans le coin, comme un bon chien. Tout l’après-midi, Emeraude avait fouillé dans les papiers que Krestra avait rapportés d’Albatria la veille, sans doute juste pour l’occuper. Toutes les heures environ, le roi avait fait demander son ancien chancelier pour débattre de quelque chose. À présent, il se tenait sous le jour d’un chandelier à dix branches, toutes allumées, lisant une feuille de parchemin. Il lança à son visiteur un regard suspicieux.
— Vous me cachiez des choses !
— Rien d’important, Sire !
— Ha ? Et cela ? Alear veut épouser sa filleule. Il a trente ans de plus qu’elle, ou je ne suis pas roi. Mais vous laissez traîner sa pétition depuis deux mois — et il est duc. Il aurait pu nous apporter beaucoup de voix au Parlement.
— C’est pour cela que je fais traîner sa demande. Vous m’avez toujours dit que le désir est plus fort que la gratitude.
— Certes, grogna le roi.
Il lança le document sur le lit qui en était couvert et prit une autre demande. L’audience continuait. Son esprit était aussi agile qu’avant. On se serait crus revenu dans le passé. Il abandonna enfin les papiers et commença à faire les cent pas.
— Votre attitude me déplaît. J’ai été un bon roi jusqu’à maintenant.
— Excellent même, Sire.
— Et mon fou de fils ne sait rien du tout ! Il est écarté depuis vingt ans sur cette île, à gouverner des barbares. Il n’est pas capable de gérer un royaume civilisé. Tout tombera en ruine.
Attendant une réponse qui ne venait pas, il tourna son regard courroucé vers l’ancien chancelier.
— Eh bien ? Vous le contestez ?
— Il commencera par faire des erreurs. Comme vous. Il a bien droit à son tour, comme vous avez eu le vôtre.
Le visage du roi s’obscurcit.
— Plus maintenant, car nous avons une meilleure alternative. À présent, un bon roi peut rester un bon roi à jamais. Qu’est-ce qui vous trouble ? Vous pensez que je vais exterminer des innocents, massacrer de loyaux sujets ? Absurde ! Les condamnés, les criminels… Voilà la réponse ! Hubert estime qu’on pend plus de deux mille hommes chaque année en Albatria. Ce que vous allez faire, Monseigneur, c’est expliquer au nouveau Parlement que nous avons une nouvelle conjuration qui transforme leurs os en or. Les cadavres appartiendront donc dorénavant à la Couronne. Simple, non ? Ne parlez pas tout de suite du rajeunissement ou d’immortalité. Cela filtrera peu à peu. Je pense que les communs seront heureux d’apprendre que leur monarque bien-aimé est sur le point d’abolir tous les impôts. Pas vous ?
— Je pense qu’ils le seront pendant un ou deux ans, concéda Anchise en repensant à cette cave de Djelad. Ensuite, votre or deviendra aussi commun que des ordures, et moins précieux encore.
— Bah ! Détail ! Tout le pays en bénéficiera. Si c’est votre amour perdu qui vous inquiète, nous pouvons l’inclure. Elle vous sera rendue, et jeune éternellement avec vous. Quelle autre doléance de pinailleur avez-vous à m’opposer ?
— Deux, Sire. Premièrement, les mortels seront réticents à se laisser dominer par un immortel. Je pense que le pays ne l’acceptera pas.
— Le pays n’a pas son mot à dire. Quoi d’autre ?
— Le changement, Sire. La diversité. Du sang neuf. Vous pourriez trop durer. Tout peut se flétrir, même les rois. Même les rois qui mangent de la chair humaine.
— Esprits ! Je pourrais vous faire décapiter pour cela !
— Alors, faites-le. Je préfère périr que regarder Albatria sous le joug d’une tyrannie sans fin.
Le roi baissa la voix en un murmure cruel.
— Eh bien, je ne vous ferai pas ce plaisir ! À l’aube, vous renaîtrez aussi, puis nous verrons ce que vous penserez de la vie et de la mort. Vous avez été un bon chevalier, je l’admets — le meilleur — et vous allez le rester jusqu’à ce que le soleil disparaisse ! Sortez d’ici !
Anchise retourna dans le dortoir. Le roi devait penser que le rajeunissement le ferait changer d’avis et lui rendrait sa loyauté. Lui espérait que non. Il doutait, en outre, que le marquis de Krestra et la garde lui laissent la moindre chance de s’en assurer.
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Epeistes : Les Chevaliers de Seiros
FantasiŒuvre que je dédicace à une personne cher. Helas la vie me l'as retirer un triste mois de décembre. Comme quoi le destin ne nous laisse pas forcement libre arbitre. Pour elle voici, les épéistes de Seiros, des combattants légendaires, aux aptit...