14- Manipulations

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Les deux concurrents allèrent côte à côte vers la tribune royale. Le nain furieux marmonnait des mots d’oiseaux à l’encontre de son adversaire.

— C’est à l’école de formation des guerriers nains que vous apprenez toute cette poésie ? demanda Anchise d’un ton provocateur.

— Est-ce au château de Seiros que l’on apprend à tricher de la sorte ?


— Allons, Maître nain, vous êtes encore jeune, votre espèce vit longtemps et votre force va croître, un jour vous remporterez ce tournoi. Être en demi-finale lors de votre première participation est un exploit.

— Heureux est l’imbécile, cracha le nain. Le tournoi m’importe peu. Je suis la pour l’argent.


Anchise n’avait jamais été joueur, donc il saisissait mal le principe de gain.  Seul le défi le passionnait.

— Vous aviez parié ? Quelle était la cote ?

— C’était du trente contre un, vous êtes un épéiste, tous pensaient que vous seriez vainqueur. La coupe plus les paris, je repartais riche.


— Désolé, le provoqua à nouveau Anchise.

— Désolé ? s’étrangla le nain. J’ai perdu dix lingots d’or, cinq kilos, avez-vous conscience de la somme ? J’espère un jour vous affronter dans un combat à mort.


Le roi, lui, ne rigolait pas. Quand les concurrents firent halte devant lui, il recula dans son siège. À sa droite, la reine souriait, à sa gauche, le roi des nains foudroyait Anchise du regard.

Le vicomte était présent lui aussi, accompagné de Chiron qui avait pris la relève du participant. Monte Pierre était deux rangs derrière le roi. Toute la famille Monte Pierre était en perte de faveur. Il avait été renvoyé de son office naval, et ses oncles et cousins avaient perdu leurs privilèges.

— Vous n’aimez pas les épreuves de force ? demanda le roi agacé à Anchise.

— Je préfère les épreuves techniques, répondit prudemment le chevalier pour éviter la question piège.


— Votre Majesté, je conteste cette victoire, bêla le nain.

— Je ne vous ai pas adressé la parole, Seigneur Marchap, répondit sèchement le roi. Puis il regarda à nouveau le chevalier de Seiros. Et puis-je savoir ce que vous entendez par techniques ?


— Les duels sans armures lourdes, à lames légères, ce sont des duels qui demandent plus d’adresse, Sire.

— Je vois ce que vous voulez dire, je crois, tout du moins. Pourtant, aujourd’hui en l’occurrence, rien ne prouve que la force ait triomphé sur l’intelligence, trancha le roi dans un sourire qui en disait long.


— Votre Majesté me flatte.

— Vous avez gagné un duel d’une façon bien peu conventionnelle. Cette demi-finale restera dans les anales de l’Histoire. Mes félicitations.


Anchise, soulagé, s’inclina.

— Quant à vous, Seigneur Marchap, j’applaudis votre performance à notre tournoi. Si vous le voulez bien, votre honorable père et vous-même dînerez à ma table ce soir.

Marchap s’approcha de la palissade. Le roi se leva et lui passa autour du cou la médaille des demi-finalistes. Tous applaudirent les valeureux combattants.

Le vicomte n’était pas convié au dîner. Quand les monarques furent partis, il descendit à la palissade et regarda fièrement son garde du corps. Le vicomte avait engraissé durant les trois ans de service de l’épéiste et avait sombré dans l’alcool et restait rarement sobre.

— Bien joué, mon très cher ami. Quand serez-vous revenu ?

— Rassurez-vous, Sieur Anchise, je serai heureux de rester avec sa seigneurie, jusqu’à ce que vous puissiez vous libérer, précisa Chiron avec ce sourire énigmatique dont lui seul avait le secret.


— Dans environ dix minutes, Monseigneur, répondit poliment le chevalier.

— Alors, faites vite, je vous attendrai au carrosse.



Monte Pierre attendait au carrosse, serviteur et cocher déjà en place. Que pouvait-il y avoir de si urgent ? En ce moment, seuls la décoration et l’ameublement de sa grandiose maison l’occupaient. Sinon il buvait et déambulait dans les couloirs.

Anchise remercia Chiron qui lui serra le bras dans un geste de sympathie. Puis le garde royal s’inclina devant le vicomte et s’en alla. Monte Pierre se hissa dans le carrosse, suivi par son protecteur.

— C’était fort bien joué.

— Merci, Monseigneur. J’avoue que sur la force brute, j’étais surclassé, répondit l’épéiste.


— Certes, mais vous serez flatté de savoir que j’avais foi en vous. Et grâce à votre subterfuge, ce fut un après-midi des plus lucratifs. Hélas, demain sera moins intéressant. Vous êtes favori à quarante contre un.

— Je ne mérite pas tant. Les danseurs de lames sont des combattants hors pair. Au château de Seiros, on dit que leur style de combat vient de leur monde d’origine. Formé par les plus fines lames d’Epheurei. Ils se déplacent avec une grâce surnaturelle, telle une plume portée par le vent. Lors du combat, leurs épées volent comme des feuilles dans une tempête, et quand l’attaque vient dans un éclair d’argent, nul n’y résiste.


— Blabla, c’est du blabla, tout cela, vous êtes le meilleur et tous les spectateurs l’ont vu. Je m’en voudrais d’aborder un sujet aussi sordide que l’argent, rétorqua le vicomte en se mordant la lèvre.

Anchise s’inquiéta. Lui, parler l’argent ? Mais que pouvait-il y faire ? Il n’avait aucun argent. Sa qualité de chevalier personnel lui valait le gîte et le couvert, mais il ne recevait aucun salaire. Quant à ses distractions, chevaux, bières ou femmes, elles lui étaient offertes par la garde royale dont il était finalement dépendant.

Le carrosse tressauta sur les pavés, progressant doucement dans les ruelles. Le véhicule semblait se diriger vers un quartier louche.

— La maison Monte Pierre a coûté bien plus cher que j’avais compté, voyez-vous.

— Monseigneur, si demain j’en venais à gagner la coupe, bien sûr elle vous appartiendrait, étant à votre service.


— Certes, mais… hésita le vicomte, évitant le regard du chevalier. J’ai peur que sa valeur ne soit que quelques gouttes dans l’océan. Aujourd’hui, mes gains se sont comptés en millier d’écus. Et j’ai tout misé sur la grande finale.

— Par Eriath ! Monseigneur, dois-je entendre que vous misez votre fortune sur ma victoire ? Mais en aucun cas je ne puis vous assurer de vaincre Nuronelle. Il a si bien corrigé Auxence.


— Je… enfin, je suggère que vous fassiez vous-même un pari, Sieur Anchise.

            — Monseigneur sait que je n’ai rien à parier.


Monte Pierre lui indiqua la dague sur son côté.

— Non ! cria Anchise. Enfin, je ne puis me permettre de mettre en jeu le cadeau de Sa Majesté. Si je perdais, il remarquerait à coup sûr son absence.

— Non, voyons, un tel cadeau ne se perd pas ni ne se joue au hasard. Mais rassurez-vous, le roi ne remarquera rien. Vous ne vous en séparerez que le temps du duel. J’ai un ami prêt à avancer quinze mille écus pour ce poignard.


— Mais il en vaut au moins dix fois plus.

— Pour un achat certes, mon garçon. Mais là, ce n’est qu’un prêt.


— Mais si je venais à perdre la rencontre ? s’inquiéta le chevalier.

Le vicomte se raidit.

— Le but de votre vie n’est-il pas uniquement de me protéger de tout danger, fût-ce le roi lui-même ?

— Bien sûr. Ainsi est le sort qui lie deux âmes.


— La prison des mauvais payeurs ou les créanciers obscurs sont-ils des menaces ? La vérité, c’est que si je ne rassemble pas une certaine somme, dans un certain temps, je risque la prison ou la mort.

— Bâtard de porc vérolé ! s’énerva Anchise. Vous voulez dire que votre catin de sœur ne parvient plus à soutirer d’argent au roi ?


Le vicomte ne releva même pas le sursaut de colère de son protecteur.

— C’est comme vous dites. Et personne ne veut payer mes dettes. Enfin, nous voici arrivés.

Le carrosse venait de s’arrêter dans une ruelle sombre et puante. Un homme les attendait, de taille moyenne et chauve.
Anchise découvrit qu’il tremblait comme une feuille et se sentait faible et fatigué. Pour la première fois, il ressentait les effets du rituel.

— C’est un cadeau du roi, lança faiblement le chevalier.

— Vous le retrouverez bien vite.


— N’avez-vous donc pas foi en moi ? Pensez-vous que je ne ferai pas de mon mieux ? Je vous jure de me battre comme si ma propre vie en dépendait.

— Votre vie ? ricana le vicomte. Mais c’est la mienne qui est en jeu ! Que décidez-vous ? Dois-je dire au cocher de passer son chemin ?


Une force étrange et indescriptible luttait dans le corps et l’esprit de l’épéiste. Une force contre laquelle il était impuissant. À contrecœur et écœuré, il donna la dague au vicomte.

Souriant, ce dernier la fit passer à l’homme qui attendait. Lequel lui remit en retour un rouleau que Monte Pierre lut rapidement. Il hocha la tête puis fit signe au cocher, et le carrosse repartit. Un étrange échange, silencieux, sans un mot de prononcé. Sous le regard attristé de l’épéiste.

Comment le vicomte avait-il pu organiser cela sans que Anchise le sache ? Puis la lumière se fit. Ce mois-ci, le chevalier avait dû s’entraîner plus que d’habitude. Et Monte Pierre avait échangé plus de courriers qu’à l’accoutumée. Quand bien même, il n’aurait rien pu faire à son encontre.

— Vous savez que si je perds et que le roi me demande où est la dague, je le lui dirai.

— Mais vous allez perdre, mon garçon, répondit-il avec un sourire supérieur. Et vous récupérerez votre présent. Je n’ai pas parié sur vous, mais sur l’elfe.

Epeistes : Les Chevaliers de SeirosOù les histoires vivent. Découvrez maintenant