21- Preparatif

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— Sieur Anchise, nous nous sommes déjà rencontrés, de mémoire.

— En effet ! Je m’en souviens comme si c’était hier, je n’étais pas au mieux de ma forme ce jour-là.


L’épéiste connaissait ce visage blanchâtre, ces lèvres exsangues, ses cheveux de jais et ses yeux d’un vert presque surnaturel. Souvent, ce visage revenait dans ses rêves sur le vicomte. Mais pour la première fois, il pouvait lui donner un nom. Hubert, marquis de Krestra.

Le sinistre bureau de la grande inquisitrice était écrasé par de trop nombreux documents, classeurs, objets, livres, et bien d’autres choses. Même la poussière et les toiles d’araignées semblaient parler de vies brisées et de secrets enterrés. La mère araignée de la salle se tenait assise dos à la fenêtre, grande ombre maigre sur fond d’aurore. Anchise se tenait face à elle, Hubert lui, se tenait à l’autre bout du bureau. Il devait être dans la nature des inquisiteurs de mettre autrui mal à l’aise.

— Avez-vous la moindre réticence à travailler en collaboration avec le marquis de Krestra, Sieur Anchise ?

Le regard lourd de la femme de fer ne cillait pas. Cherchant la moindre expression sur le visage du chevalier.

— Je suis heureux de son aide pour cette mission, Madame.

— Vous comprenez, je l’espère, qu’il travaille sur cette mission depuis très longtemps, et que son expérience des voyages est bien supérieure à la vôtre ?


— Madame, je vois où vous voulez en venir et je vous arrête. J’ai la parole du roi que cette mission est sous mon commandement, et non sous celle du marquis de Krestra.

L’inquisitrice pinça les lèvres et tapota son bureau du bout de ses doigts osseux.

— Que savez-vous de l’affaire, au juste ? rétorqua-t-elle.

— Imaginons que je ne sache rien, commençons par le commencement.


— Pourquoi ne répondez-vous jamais directement aux questions ? lança froidement la femme.

— Et vous pourquoi me questionnez-vous autant ? Et pourquoi me fixer avec tant d’insistance ? Si le Marquis regarde les gens ainsi, nous allons nous faire repérer.


La grande inquisitrice semblait irritée par les provocations de l’homme d’armes, et lui espérait secrètement la mettre hors d’elle. Elle sourit d’un air glacial.

— Je puis vous assurer qu’Hubert sait éviter d’attirer l’attention et il l’a maintes fois prouvé en servant le roi. Êtes-vous mal à l’aise lorsque l’on vous fixe ?

— Je n’ai rien à cacher, Madame.


— Êtes-vous heureux d’avoir été choisi pour cette quête ?

— J’ai la confiance du roi, il n’y a pas de plus grand honneur.


Elle sourit à nouveau, mais d’un air plus narquois.

— Vous voyez, vous avez bien quelque chose à cacher. Car je sens que vous avez des réserves. Quelles sont-elles ? Une romance, une peur, Hubert ?

Elle avait la capacité de lire le cœur des hommes et de sentir le mensonge. Mais s’il se taisait, elle serait forcée de rester uniquement sur des suppositions. Et il ne voulait pas lui donner la satisfaction d’avoir raison en ouvrant la bouche. Mais quoi qu’il en soit, elle avait vu juste.

— Que j’aie des réserves ou pas, peu importe. Cela ne change rien au fait que c’est un honneur d’être choisi. Maintenant, on tergiverse tout le jour ? Ou nous avançons l’histoire ?

— Comme il vous plaira.

Il y a maintenant sept ans, maître Orin présenta à Sa Majesté des histoires fantasques sur des terres lointaines. Et pourtant, il jura s’y être rendu lui-même et de ses yeux constaté les plus étranges de ses légendes. La ville était tenue par un Ordre de militaires religieux, les élites de Réals. Ils seraient au nombre de douze, revêtus d’armures de Nadorm, ce métal légendaire, et armés des douze armes sacrées. Maître Orin avança même qu’ils seraient les réincarnations des douze chevaliers qui, pendant les temps mythologiques, combattaient aux côtés du dieu Eriath. Ils serviraient désormais les descendants d’Akartha et posséderaient le cœur de la déesse. Cet artefact mentionné dans les légendes.

— Fantasque en effet. Les épées sacrées, le Nadorm, les douze élites. Avait-il des preuves ? questionna Anchise.

— Seulement ce qu’il avait vu. Je puis témoigner en tant que grande inquisitrice qu’il était persuadé de ce qu’il avait vu. Chaque matin à l’aube, l’Ordre accepte les défis de douze volontaires. L’une des élites entrait dans le Colisée et affrontait les prétendants un à un. L’élite tue presque toujours celui qui l’a défiée.


Anchise était aussi sceptique qu’intrigué. Il allait de soi que le roi envoie un épéiste de Seiros pour enquêter sur une telle histoire. Après tout, ils étaient les héritiers du savoir des dix élites et des quatre saints. Seuls Auxence et Anchise auraient pu se disputer la place de premier choix pour une telle quête. Les deux meilleures lames du château.

La grande inquisitrice sourit, voyant ou devinant l’intérêt du chevalier.

— Un champion qui parvient à blesser une élite, ce qui semble rare, est récompensé par un souhait, quel qu’il soit, réalisé par le cœur de la déesse. Malgré le danger, les concurrents sont légion. Certains attendent des mois la chance de gagner une fortune, un soin miraculeux ou autre d’un coup d’épée. Et certains y parviennent, bien que rarement. Les élites ne demandent aucun prix d’entrée. Alors pourquoi ces défis ?

— Vous parlez blessures ? Les élites ne meurent donc jamais ?


— Apparemment non, et pourtant Maître Orin a juré en avoir vu un se faire embrocher de part en part. Et aurait reparu le lendemain matin guéri et prêt à combattre de nouveau. On les dit immortels. Les vieillards affirment que les chevaliers d’aujourd’hui sont les mêmes que ceux qu’ils voyaient dans leur jeunesse, toujours aussi jeunes et virils qu’alors.

— Pourrait-il s’agir d’elfes ou de sylfes ?


— Non, ils seraient hommes, mais aucun ne subit les affres du temps.

Anchise voulut réfléchir à la situation et décida que cela ne servirait à rien. Le roi et ses hommes avaient dû suffisamment se pencher dessus pour être convaincus. Mais lui ne l’était pas. Il devait y avoir un truc.

— Nos sorciers, nos mages, nos conjurateurs eux-mêmes n’y parviendraient pas, lança-t-il, dubitatif.

— Exactement ! reprit Hubert qui avait tenu le rôle de spectateur jusqu’à présent. Le roi veut ce pouvoir et l’expédition a pour but de récupérer cet artefact par tous les moyens en notre possession. L’acheter, le voler, le récupérer par la force.


— L’acheter ? Ils possèdent l’artefact le plus puissant au monde, que pourrait-on leur offrir en échange ?

La grande inquisitrice haussa les épaules. Puis réfléchit soigneusement à ce qu’elle comptait dire.

— Le roi ordonna à Orin de voler le secret si cela était possible. Et d’enquêter sur la disparition de Janus et Haguen.

— Et maintenant ? Le roi a un homme à Djelad qui doit nous guider pour la mission ?


— Pas exactement, pas un homme à nous, si c’est ce que vous entendez. Le mot juste serait un collaborateur. Un marchand local, pour vous donner une précision, qui s’était pris d’amitié pour maître Orin et faisait affaire avec lui. Il a écrit une lettre affirmant que le seigneur Haguen aurait lui-même rejoint l’Ordre. Il serait le premier nouveau membre depuis des siècles. Il vivrait au palais de Djelad et ne sortirait que tous les douze jours lorsque c’est son tour de relever le défi.

Un chevalier de Seiros immortel, une arme ultime, pensa Anchise. Le chevalier resta silencieux.

— Vous connaissez maintenant le cœur du problème, dit la grande inquisitrice. Hubert connaît les détails et pourra vous les dire à loisir. Et au vu de votre long voyage, vous aurez tout le loisir d’en discuter.

Anchise jeta un coup d’œil à l’inquisiteur et pensa aux millions de personnes qu’il aurait préféré avoir pour compagnons pendant ce long voyage. N’importe qui en fait, à l’exception de la mère araignée.

— Je dois reconnaître que vous êtes bien plus instruit que moi, Hubert, et je suis convaincu que nous arriverons à travailler ensemble. En parlant de manque d’instruction, il me faudrait une leçon de géographie, reconnut l’épéiste.

— Hubert a déjà pris de l’avance sur le sujet. Il a étudié votre itinéraire, parlé avec des marchands ayant des contacts vers l’Est. Bref, après-demain vous quitterez Albatria pour Vaillac, accosterez à Bourg du Bruc. De là, vous irez par la terre jusqu’à la mer du Sud. Le chemin le plus court serait par l’empire d’Adresta, mais une guerre civile a lieu. De l’autre côté de la mer, vous accosterez sur le continent d’Ashan, une grande prudence sera de mise, car la ville de Biarra est gouvernée par le seigneur Alastor qui est toujours un serviteur de l’Inferno. Si vous parvenez à passer cette zone, vous remonterez le fleuve de Kar-Belert jusqu’à croiser une caravane suivant la route de rubis. Après avoir traversé le désert de Ranaar, vous arriverez à Djelad à dos de chameau.


Démon de l’Inferno, barbares des déserts, pirates des mers du Sud. Anchise se demanda s’il ne fallait pas engager plus d’aides, mais la réponse était évidente. Non. Pour le bien de la quête et du secret, le minimum d’oreilles était pour le mieux.

— Et l’argent ? questionna-t-il.

— Sa Majesté a été plus que généreuse. Hubert a obtenu de vastes fonds en lettres de créance tirées pour la plupart de grandes maisons bancaires. Il vous faudra évidemment les convertir en or avant d’arriver à Ashan.


— Ces lettres sont-elles nominatives ?

— Pour la plupart, elles mentionnent Hubert, d’autres sont au nom du porteur.


— Le roi m’a nommé à la tête de cette expédition… C’est bien cela ?

— Bien sûr, Sieur Anchise, confirma la voix aux sonorités d’outre-monde que le chevalier n’avait jamais pu oublier.


— Êtes-vous prêt à accepter mes ordres jusqu’à notre retour à Albatria ?

— Cela va de soi, répondit l’inquisiteur.


— Je veux que ces lettres soient refaites. J’accepte que vous conserviez des sommes mineures au cas où nous serions séparés, ou s’il m’arrivait malheur. Mais le gros des fonds sera à mon nom et j’en serai le porteur. Le pouvoir sera conjoint à l’argent. Tels sont mes ordres.

Hubert consulta la grande inquisitrice du regard.

— Votre requête est bien moins sage que vous ne le pensez, dit-elle. Le marquis de Krestra doit partir dans quelques heures et les employés du trésor royal sont déjà surchargés de travail. Les affliger plus encore pour un avantage personnel purement symbolique me…

— Tels sont mes ordres. Veuillez vous en occuper, Inquisiteur, trancha Anchise.


— Comme il vous plaira, Monseigneur, acquiesça Hubert sans broncher.

— Je dois m’en retourner au château de Seiros ce soir. On se rejoint directement à Vaillac. Où cela précisément ?


— À L’auberge du loup ardent, près des quais, cela ira parfaitement. J’y prendrai une chambre au nom de monsieur Analieu de La Valley, noble prospère ayant engagé deux mercenaires en manque d’argent pour servir dans sa milice privée. Vous et votre épéiste serez vêtus dans le style approprié, c’est-à-dire redingote reprisée et usée. Veuillez vous rappeler que les épées forgées au château de Seiros sont connues et reconnues dans ce pays. Cachez-les donc sous votre mante. Et assurez-vous de ne rien porter d’autre qui serait identifiable. C’est-à-dire aucune lettre, souvenir ou sceau. Rien. Vos noms de routes seront agent Arctos pour vous et le soldat, Drachme. Vous utiliserez vos noms d’emprunt au Loup ardent.

Anchise avait écouté patiemment, mais s’étonna.

— Je peux comprendre ces mesures à Djelad, mais quand Albatria est-elle devenue si dangereuse que des hommes du roi ne puissent plus utiliser leur vrai nom ?

Hubert laissa paraître un éclair d’amusement, sans doute volontaire.

— Un chevalier comme vous comprend la valeur de l’entraînement. La guilde de l’inquisition de Sa Majesté n’est pas seulement responsable de la sécurité intérieure du royaume. Elle surveille également les ennemis de la Couronne en terre étrangère. J’ai maintes fois voyagé dans le pays et au-dehors sous une identité autre que la mienne, et ces habitudes sont pour moi une seconde nature. Votre chevalier et vous aurez fort à apprendre si nous voulons survivre à cette quête.

— J’accepte votre rectification, Inquisiteur. Merci de m’avoir instruit. Et vous, savez-vous utiliser l’épée ?


— Pas au sens où vous l’entendez, Sieur Anchise.

— Mais au sens où tout un chacun l’entend, c’est un expert. Il a tué maints hommes, pourtant entraînés aux armes. Pensez-vous que le roi et moi enverrions des incompétents ? demanda la grande inquisitrice. Je réponds pour vous : non ! Hubert est le meilleur de notre Ordre, et vous êtes le meilleur du vôtre.


Décidément, ces deux inquisiteurs menaient la vie dure à l’épéiste. Affichant une attitude aussi neutre que possible, il reprit :

— Arcthos, Drachme, au Loup ardent. Dois-je me préoccuper d’autre chose ?

La grande inquisitrice sourit. C’était fort déplaisant à voir.

— Et quant aux langues étrangères ? Devons-nous engager des guides ? précisa-t-il.

Anchise vit très vite qu’il avait encore fait preuve d’incompétence. Le regard glacial de la vieille femme se posa sur lui.

— Hubert vous apprendra les langues nécessaires durant le long trajet. Ce sera tout ?

— Ce sera tout, en effet. Alors à demain, Monsieur Delavalley. Madame l’Inquisitrice, merci pour cette intéressante rencontre.


Anchise se leva s’inclina. Elle eut un hochement de tête royal pour recevoir cet hommage.

Ils étaient trois à arriver par un chemin boueux sous les longs ruissellements cascadant de la voûte de feuillages. Trempés, ils avançaient au pas dans le halo des lanternes qu’ils avaient accrochées à leurs selles. Cela ne permettait pas d’y voir loin, mais au moins distinguaient-ils, entre deux éclairs de lumière crue, les flaques que leurs chevaux troublaient d’un sabot lourd.

Derrière Nuronelle qui ouvrait la marche, Anchise opposait un parfait stoïcisme à la pluie éclaboussant son visage. Iris clairs, air martial, bouche sévère, barbe rase et mâchoire volontaire. Le jeune homme de dix-sept ans qui était parti avec le vicomte était bien loin. Grand et solidement charpenté, il était vêtu d'une tenue sombre , et discrètes la tête couverte par une capuche le protégeant des intempéries.

— Nous y serons bientôt, dit Chiron ; il se tenait à la droite d’Anchise, légèrement en arrière, prêt à se porter à sa hauteur d’un coup de talons et à couvrir le côté qu’un cavalier gaucher défend le plus difficilement. Trapu et jovial, l’œil malicieux, Chiron était l’un des chevaliers de Seiros ayant accompli le plus de missions pour le roi.

— Je pense, répondit Anchise. À ton avis, Nuronelle ? s’enquit-il.


Malgré le bruit de la pluie et du vent. Il savait que le jeune homme les avait parfaitement entendus. Car si Nuronelle allait devant, c’était précisément parce qu’il entendait et voyait mieux que le commun des mortels.
Un commun des mortels auquel il n’appartenait pas d’ailleurs. 
Il était un elfe. Le sang des premiers-nés coulait dans ses veines.
Solide comme un jeune chêne, les cheveux couleur nuit lui tombaient aux épaules, il devait à cette ascendance de jouir de sens aiguisés, de capacités athlétiques supérieures, et d’un charme qui séduisait autant qu’il inquiétait. Il avait de l’allure, certes. Mais quelque chose de ténébreux et mystérieux émanait de lui, de ses silences, de ses longs regards, de ses gestes mesurés, de son orgueilleuse réserve. Pour faire bonne mesure, ses deux longues épées étaient noires.

— Nous ne sommes qu’à une heure du château, affirma-t-il.

Ils avaient fait au plus vite, les portent s’ouvrirent avant même qu’ils eurent mis pied à terre. Grimbert leur annonça qu’ils étaient attendus. Grimbert, pensa Anchise avec nostalgie, il était déjà gardien des portes lorsqu’il était arrivé. Peut-être l’était-il même avant sa naissance. Les trois hommes commencèrent à monter l’escalier en colimaçon. C’était la seconde fois que le chevalier revenait au château, peut-être serait-ce la dernière. Son nom rentrerait-il dans l’histoire du château comme le furent certains de ses illustres prédécesseurs, ou serait-il juste oublié, un parmi tant d’autres ?

La porte en épais bois de chêne au sommet de l’escalier ouvrait sur le bureau personnel du grand-maître. Les bougies et l’âtre ronflant éclairaient des fauteuils confortables et des étagères bien garnies. De lourds rideaux rouges protégeaient la pièce des courants d’air, permettant au lieu de conserver toute sa chaleur. Le grand-maître se tenait devant la cheminée pour se réchauffer. Grand et vigoureux, encore solide malgré les années, il avait des bottes hautes aux pieds et sa fidèle épée au côté. Sa barbe était aussi gris argenté que ses cheveux, soigneusement taillée, elle couvrait les joues d’un visage sévère creusé par les combats, les longues chevauchées sans doute, par les regrets et la tristesse peut-être. Son port était martial, assuré. Son regard n’était pas de ceux qu’on faisait baisser. À sa main gauche, une chevalière en argent brillait au rythme des flammes.

— Vous ? Fit-il, amusé. J’avais reçu une missive. Mais je m’attendais pas du tout que ce fut pour vous.

Anchise jeta sa cape sur un fauteuil et s’approcha du feu. Chiron l’imita en s’approchant d’un feu bienvenu. Le vieux maître prit des nouvelles des épéistes en faction au château. Bien que peu nombreux, tous faisaient honneur à Seiros.

— Si je deviens maître, serai-je toujours lié au roi par le lien d’âme ? Ce dernier m’a demandé si je devais le rompre et j’ai pris les devants en disant que cela ne serait pas nécessaire.

— Vous vous êtes prononcé trop vite, mon jeune ami, vous en serez libéré ici même ce soir. Bien, nous allons aller faire prévenir votre épéiste. Savez-vous de qui il s’agit ?


— Le candidat Xieros, un Ufeling. J’ai une autre question. Lors de l’histoire du vicomte…

— C’était totalement différent. Mais cela, le maître rituel vous l’expliquera mieux.


Anchise acquiesça.

— Parlez-nous de Xieros, lança Chiron.

— Oh, il est excellent. Tout à fait exceptionnel. Sur ces vingt dernières années, nous en aurons sorti peu de cette trempe, si ce n’est Auxence ou Anchise. Il a un mental d’acier, un grand sens du devoir et une habileté hors norme.


— Les Ufeling ont des sens très développés, répondit l’elfe qui ouvrait la bouche pour la première fois. Hélas, leur peuple est quasiment éteint.

— Sieur Nuronelle, je ne vous avais pas encore salué, j’ai grandement entendu parler de vous, le champion de la cité d’Ephleurei qui a demandé à rester ambassadeur à Albatria et qui a rejoint mes épéistes au combat. C’est un honneur. 


L’elfe posa la main sur son cœur et s’inclina légèrement.

— Tout l’honneur est pour moi, Grand-Maître. À Ephleurei, on vante les exploits de votre compagnie qui a empêché le retour de Sombrom, le dragon antique. Et du siège de la citadelle blanche que vous avez défendu avec notre roi.

— Je suis flatté, soyez-en certain, que notre amitié traverse les âges, répondit le grand-maître en servant quatre coupes de vin.


Les hommes trinquèrent et portèrent leur verre à leurs lèvres.

— Ce soir, ça va être l’euphorie, au château de Seiros.

— L’euphorie ? s’étonna Chiron.


— Pour la jeune génération, sieur Anchise est LA lame des lames. Il remporte quatre fois la coupe des sept royaumes. Il sauve à trois reprises la vie du roi, combat les élémentaristes, affronte et tue Gheist, le centaure renégat. Survit au siège du château de Fork-Aillas. A empêché les seigneurs dragons de créer une secte au cœur du royaume. Il a survécu à deux liens d’âme, devient commandant en second, et maintenant, se prépare à partir en quête, d’après la missive. Les plus jeunes doivent penser que le soleil ne se lève que si vous pissez le matin.

— Par Eriath, c’est en fait terrible, ce que vous me dites là. Comment pourrais-je satisfaire de si grandes attentes ?


— Allons, prenez votre cape, dit le grand-maître, il est temps.

Anchise le suivit, baissant la tête dans le couloir bas et dans un bref escalier. C’était la partie la plus ancienne du château, une fourmilière de passage. Elle sentait le moisi.

Le grand-maître s’écarta pour le laisser entrer dans la petite pièce dont il se souvenait si bien, et où le prêtre l’avait emmené il y avait déjà plus de vingt ans. Le lieu où il fit la rencontre du vicomte une dizaine d’années auparavant . Des chandelles brûlaient sur la table et sur le manteau de la cheminée. L’air était cependant froid et mort.

Le grand-maître s’assit sur une chaise, Anchise sur une autre. Qu’arrivait-il quand un épéiste se retirait au château pour s’y forger des successeurs ? Quel effet cela fessait-il de quitter les lumières de la cour, les intrigues et l’aventure pour… quoi en fait ? Un château noir morne, plein d’enfants. Anchise se demanda également si un jour il prendrait la succession du vieux maître. Non. Il partait à Djelal, peut-être même jamais ne reviendrait-il.

On frappa à la porte, ce qui sortit le chevalier de ses pensées. 

— Entrez, ordonna le grand-maître.

Un moment la porte boucha le champ de vision d’Anchise. Quand elle se ferma, deux garçons se tenaient au garde-à-vous entre lui et l’autre chaise.

— Vous nous avez fait mander, Grand-Maître ?

Xieros n’était pas très grand. Il devait avoir seize ou dix-sept ans. Ses cheveux étaient roux et en bataille, ses yeux avaient une expression animale. Le garçon qui l’accompagnait était très différent, blond pâle, musclé, avec des os épais et au regard de glace.

— En effet, Xerios. Le roi d’Albatria a besoin d’un épéiste. Êtes-vous prêt à servir ?

— Plus que jamais, Grand-Maître.


— Alors, saluez l’homme dons vous serez l’épée et le bouclier.

Xerios se tourna et regarda Anchise, puis se tourna à nouveau vers le grand-maître.

            — Est-ce une plaisanterie ?

— Une plaisanterie ? rugit le grand-maître. Vous osez…

— Oui, une plaisanterie, coupa le jeune homme. Donner un garde du corps au seigneur Anchise reviendrait à charger un agneau de défendre un loup.


Le fier Ufeling était furieux.

— Il n’y a pas de plaisanterie, intervint Anchise. Le grand-maître ne vous décrit pas du tout comme un agneau. Pas même un bélier. Mais ma première expérience de serment a eu pour moi des conséquences terribles et je n’ai aucun désir de vous faire subir le même sort. Si vous préférez attendre une autre personne que moi pour servir, cet épisode sera rapidement oublié, comme s’il n’avait jamais eu lieu.

— Non, assura le jeune homme devenu écarlate. Je ne voulais pas faire preuve de manque de respect. Bien au contraire, vous êtes considéré comme un génie, même parmi les épéistes de Seiros. Ce serait un honneur incroyable d’être lié à vous par un serment. Et c'est aussi la promesse d’une vie pleine d’aventures, mais comment justifier l’utilité de défendre l’homme le plus fort du royaume ?


Anchise lui tendit la main. Que le jeune homme la saisi avec grâce.

— Je m’efforcerai d’être digne de la loyauté que vous me jurez. Lança Anchise.

La poigne du jeune homme était puissante. Ses yeux dorés de loup brillaient fort à la lueur des chandelles, et son esprit si rapide devait déjà se demander pourquoi un homme tel que le héros du royaume avait besoin d’un garde du corps. Son regard ne cessait de courir vers la hanche droite d’Anchise ; soit il voulait voir le fameux brise-lame que le roi lui avait offert en marque de respect, soit il avait remarqué son absence sous la cape et cherchait à s’en assurer. Anchise comprit que ce n’était pas du tout ça. Le jeune homme regardait l’épée sur son côté droit.

— Par Eriath ! C’est toi l’enfant qui m’a remis mon épée !

Il vit sur le visage du futur épéiste une satisfaction immense.

— Oui, Seigneur Anchise, après que l’épée de notre camarade défunt fut reforgée pour la seconde fois, c’est moi qui vous l’ai rapportée juste avant votre départ avec le roi. Vous étiez venu me remercier, cela peut paraître bizarre, mais vous n’imaginez pas ce que cela signifia pour moi à l’époque, je n’avais que quatre ans.

— Si, je le puis, répondit-il dans un sourire.


L’histoire se répétait donc toujours.

— Xerios, j’ai entendu le plus grand bien de vous, continua le chevalier.

— Vous devez tous êtres impatients que la cérémonie débute, avança le grand-maître. Le jeune Xerios a affronté un Minotaure pour son épreuve.


— Un Minotaure ! s’exclama Nuronelle. Les épreuves des jeunes épéistes de Serios sont réellement surhumaines, comme le veut la légende. 

Anchise sourit de fierté et acquiesça d’un signe de tête.

— Avant cela, lança-t-il, candidat Xerios, accepteriez-vous un duel pour que je juge votre manière ? Y voyez-vous une objection ?

— Non, Sieur Anchise, il en sera même un honneur pour moi d’affronter l’un des meilleurs Shlaigres sortis de ces murs.


Le jeune homme saisit une lame fine, mais bien ouvragée. 

Le duel s’engagea, Xerios passait d’une position à l’autre, accomplissant avec grâce les transitions les plus délicates. Son style était agressif, rapide, mais jamais prévisible. Le métal s’entrechoquait, les lames sifflaient, les bottes martelaient le sol comme la pluie sur un toit. Anchise était avec l’âge devenu bien plus technique et repoussait son adversaire à chaque frappe. Il décida de passer à l’attaque, le jeune disciple était doté d’une vitesse prodigieuse, et d’un saut léger il passa sur le côté. Le chevalier de Seiros dut se jeter à terre pour éviter un coup vif, et relevant sa lame, donna une touche au jeune homme.

              — Une touche ! Sieur, lança Xerios en reprenant position.  Prêt à une autre manche ?
Anchise lui rengaina sa lame. S’essayant le visage.

— Non, je n’ose risquer ma réputation davantage. Votre technique est superbe. Sans flatterie, je connais peu de personnes capables de vous battre, et je ne serai certainement aucun d’entre eux.

La quête allait pouvoir commencer. 

Epeistes : Les Chevaliers de SeirosOù les histoires vivent. Découvrez maintenant