Le carrosse avançait à une allure d’escargot dans la nuit neigeuse, précédé d’un laquais portant une lanterne pour le garder des ornières. Frissonnant malgré les deux couvertures drapées sur ses vieilles épaules, le seigneur Saga de Wingmire était tenté de prendre aussi la troisième, puisque son jeune compagnon ne paraissait pas en avoir besoin. Mais la fierté l’en empêchait. Il retombait dans la morosité. Il fallait dire quelque chose.
— Beaucoup de gens me trouvent mystérieux, distant, certains, parfait. Une seule personne connaissait mon cœur, la seule personne à qui je l’ai ouvert. Je croyais tout au moins qu’elle me connaissait assez, sinon à quoi bon avoir été vrai avec…
Anchise s’arrêta, la même douleur était encore présente. Malgré les années.— Tu sais, reprit-il, cela fait presque exactement quinze ans que le roi m’a nommé chancelier. Tu n’avais sans doute même pas commencé ta formation d’épéiste, ou tu allais commencer.
— À peu près.
Le visage de Nolaig était invisible. Mais au ton de sa voix, il avait honte d’être si jeune. Autant changer de sujet.— Votre demeure n’est plus très loin, Monseigneur.
— C’est un lieu magnifique. J’ai hâte de le voir au printemps. J’aurais aimé qu’elle le voie. Quand le roi a supprimé les élémentaires, ce fut ma part du butin.
— Monseigneur !
L’indignation de Nolaig était presque comique. À l’époque, ce devait être un tout jeune enfant.— Je parle crûment, mais c’est la vérité. Cet endroit n’a jamais servi d’élémentaire à proprement parler. Mais c’était un cas typique. La terre appartenait à la famille Myrth depuis la dynastie précédente… La maison est bien plus récente. Lors de sa dernière maladie, le vieux seigneur Myrth fit venir les guérisseurs du prieuré de Bournac. Pendant qu’ils étaient censés lui rendre la santé, ils l’enchantèrent pour qu’il leur laisse en héritage toute sa propriété. Sa femme et ses enfants furent jetés aux champs !
— Par les esprits ! Mais c’est ignoble !
— Oh, nous avons découvert bien pire que cela à l’époque. Des enfants transformés en jouets sexuels, des hommes et des femmes asservis ou volontairement drogués afin qu’ils meurent ou souffrent l’enfer à moins de payer chaque jour pour de nouvelles conjurations. Certaines des façons dont les Ordres se défendirent étaient tout aussi immondes. Cette période mérite bien son nom de Guerre des monstres. Eussiez-vous été à mon service à l’époque, Sieur Nolaig, votre tâche eût été simple. Les assassins essayaient généralement d’éliminer le roi ou le prince, mais me firent parfois l’honneur de s’intéresser à moi.
La Nuit des Loups n’avait été qu’un début. Heureusement, Emeraude n’avait jamais été un lâche. Plus on l’attaquait, plus il était déterminé. Aucun chancelier n’eut jamais meilleur soutien.
— J’aimerais entendre certaines de ces histoires, Monseigneur. Sombrom, et Meliandre, l’avez-vous revue ? Et la Longue nuit ?
— Bah, des divagations d'un vieillard nostalgique, qui revis son âge d’or à travers ses récits d’aventure. Des l’histoires anciennes embellie par le temps. Le principal, c’est que nous avons gagné. Le roi a ramené les différentes guildes sous la coupe de la loi, et beaucoup d’autres pays nous envièrent. Bien sûr, cela lui a rapporté. En général, il vendait les terres. Mais parfois, il les offrait, comme ce fut le cas pour les miennes. Il me les a données, comme un chasseur jette les restes à son chien.
— Monseigneur ! Non ! Vous n’étiez pas son chien, vous étiez son armée ! J’oses même dire son ami.
— Oh non, mon garçon. Un roi n’as pas d’ami seulement des sujets. Son armée, ce n’était ni moi ni la garde. C’étaient les Vieilles Lames rappelées à son service. Et le seigneur Navarre était son général. Je n’étais que l’araignée, tissant sa toile, définissant les prochaines cibles. Nous finîmes par être à court d’ennemis, et la vie devint bien moins amusante.
Après un moment, Nolaig toussa poliment.— Elle n’était pas amusante, ce soir ?
— Oh que si ! répondit Anchise, confus. N’allez pas croire que je ne suis pas reconnaissant. Vous avez peut-être décroché un nouveau record, sauver ma vie après seulement trois jours.
— Je n’ai même pas tiré l’épée !
— Vous avez fait tout ce qu’il fallait. Ni plus ni moins. Je vous suis vraiment très reconnaissant, surtout quand je pense à ce qui me serait arrivé sans vous.
En confiance, l’elfe demanda d’un ton prudent :— Justement… Je sais qu’une Lame ne devrait jamais douter, mais je trouve… Enfin, je ne vois pas…
Le pauvre garçon se demandait pour quoi il allait mourir.— Vous vous demandez pourquoi le roi m’a attribué un garde du corps la semaine dernière, pour ordonner cette semaine à Hubert de m’accuser de trahison.
— Cela m’étonne, Monseigneur, si je puis me p…
— Vous pouvez vous le permettre. Je me le demande aussi. Les princes ont le privilège de l’imprévisibilité. Sa Majesté ne m’avait pas du tout parlé de m’attribuer une protection la dernière fois que je l’ai vue.
Il se rendit compte qu’il était trop tard pour en rester là. Il faudrait raconter toute l’histoire.— Je lui ai rendu visite juste avant la Longue nuit. Vous savez qu’il s’est installé à la forteresse de Brodia ?
— J’en ai entendu parler, Monseigneur.
Il a une maison sur une falaise de craie, et d’autres bâtiments dans la vallée. Nolaig était la preuve que les leçons politiques du château de Seiros étaient remises au goût du jour.
— Seuls le roi et ses intimes séjournent dans la maison haute. Et seuls des idiots y allaient en plein cœur de l’hiver. Mais Emeraude s’était enfermé un mois plus tôt à la forteresse. Était-ce l’acte d’un esprit tout à fait rationnel ?
— Il est juste de penser qu’il se passe des choses pas très claires. Comme cette rumeur de chevaliers noirs.
— Ha ! Les chevaliers noirs ! Je n’ai pas toutes les informations dessus, juste des soupçons. Mais le roi ne s’est pas confié à moi. Pour être honnête, il n’était pas très satisfait de moi. Il ne pensait pas vraiment à me couvrir d’honneurs. En fait, il était plutôt brusque, et mourant, aussi, mais personne n’en avait parlé.
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Epeistes : Les Chevaliers de Seiros
FantasyŒuvre que je dédicace à une personne cher. Helas la vie me l'as retirer un triste mois de décembre. Comme quoi le destin ne nous laisse pas forcement libre arbitre. Pour elle voici, les épéistes de Seiros, des combattants légendaires, aux aptit...