Chapitre 2

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Je n'avais pas ouvert la boîte. J'avais trop peur, je suppose, de ce qu'il y avait dedans. Mais tout de même, je ne l'avais pas remise à sa place. Je l'avais gardé sur moi, me sentant trop coupable de la cacher encore, pour des raisons obscures. Je faisais les cent pas, essayant sans le vouloir de me rappeler de ce qu'il y avait dedans ; pourtant, c'était si simple, je l'avais entre mes mains, et l'ouvrir était aussi facile qu'un jeu d'enfant. Et comme dans ces moments où notre cerveau part carrément en vrille, je ne le fis pas. Je tournais, tournais, comme un lion en cage, complètement absorbée par cette foutue boîte. C'était mon téléphone qui m'avait sortie de cette folie passagère en vibrant deux fois.

Deux messages de Judy. Le premier disait : « pour te consoler et pour te donner du courage pendant ton séjour » avec un emoji cœur et un autre clin d'œil. Seulement, pour ce qui était de l'autre message, je ne m'y attendais pas du tout ; et je fus étrangement surprise. C'était une photo, disons le, plus qu'osée. Judy dans son plus simple appareil, dans son magnifique costume d'Eve légèrement bronzée. Sa fine silhouette athlétique se découpait d'une perfection absolue dans l'encadrement de sa fenêtre, avec le soleil couchant derrière. Ça avait marché, le temps de quelques secondes, j'avais oublié la boîte. Puis, murmurant ma réponse, tout en la tapant :

– « Merci Ju, tu es la meilleure ! On s'appelle ce soir. »

Et une fois le message envoyé, j'avais longuement soufflé comme si je sortais d'une course intense. Un peu plus calmée, j'avais alors décidé de m'installer dans la chambre de ma mère, moins de souvenir, moins d'interférence étrange. Je n'eus pas le courage d'ouvrir tous les volets, la nuit commençait à tomber doucement, et fermer ces derniers de nouveau, à peine ouverts, était de toute évidence contre productif.

J'étais alors prise, soudainement, d'un de ces élans de rangement. Et lancée comme une tornade, j'avais monté, vidé et rangé, mes deux valises en moins de temps qu'il ne fallait pour le dire ; mais aussi, j'avais changé la literie de ma mère. Son lit à baldaquin était plus qu'accueillant après mon passage. J'avais installé quelques petites bougies, çà et là, aux parfums thé vert et santal. Je devais m'approprier ce nouveau lieu. Mais le problème dans ces moments où j'adore le ménage et rangement, c'est que je suis trop – en plus d'être maniaque sur les bords –, beaucoup trop productive. Il était à peine vingt heures, et je sentais déjà l'ennui me gagner de nouveau.

J'errais donc dans le salon, bougeant les bibelots de quelques centimètres, essayant de changer la disposition des meubles, des fauteuils, pour finalement les remettre à leur place initiale, pas convaincue du résultat. Ou de temps en temps, je traînais sur mon ordinateur portable – cadeau hors de prix de papa –, à me perdre sur Internet, à lire des histoires à sensations de personnes disparues dans le triangle des Bermudes, ou des nouvelles anxiogènes, de guerres imminentes, selon les experts ; et à choisir, je préférais l'ennui à l'angoisse. Et une bonne balade à vélo était mon remède miracle à tous ces troubles que je m'étais créés toute seule.

Justement, il y en avait un, de vélo, dans le garage de maman, ou trois plus précisément ; celui de ma chère mère, de papa, et le mien. Bien évidemment, ce dernier n'étant plus du tout à ma taille, ni à mon goût, je dus emprunter – pour des raisons évidentes de pratique et d'esthétique – celui de ma mère. Il y avait un panier devant, parfait pour faire des courses. Et dans mon cas, " faire les courses" allaient se résumer à me constituer un stock pharaonique de glaces à la vanille et noix de pécan, de sucrerie et autres malbouffes... peut-être même une bouteille de vin ou deux, après tout, et rouge de préférence. En somme, de quoi me remonter le moral pendant mes longues nuits solitaires.

Par précaution, je fis le tour de la maison. Et une fois ma minutieuse inspection faite, j'enfourchai le fidèle vélo de ma mère ; et au risque d'abîmer ma coiffure, j'avais pour l'occasion pris un casque – histoire de ne pas mourir bêtement dans un accident –, vous savez, ce genre de casque très laid, les mêmes que portent les vrais cyclistes. De toute manière, personne à ma connaissance n'allait me reconnaître, puis, comme le ridicule ne tue pas, c'était un mal pour un bien.

Je descendis donc la rue principale, cette grande et longue descente, jalonnée de palmiers, de voitures garées, et de maisons faussement modestes. Et pour dire la vérité, c'était étrangement agréable. Très probablement parce que j'étais dans la partie un peu plus aisée de la ville. Il y avait peu de monde dehors, mis à part des promeneurs isolés, et leur chien – qui n'aboyaient même pas à mon passage. Devant les habitations, fièrement installées sur leur pelouse très-verte, des familles commençaient des grillades. Elles semblaient jouer, sans animosité aucune et dans un combat amical de fierté, à celles qui avaient le meilleur barbecue. C'était tout naturellement donc que ma faim commençait à poindre dans mon ventre. Je revoyais à la volée tout mon menu.

Cinq minutes plus tard, j'arrivai devant la même supérette que dans mes souvenirs d'enfance. Seule l'enseigne avait changé de style, mais le nom restait le même : « Market Pocket. » Et le slogan, que j'avais oublié, me décrocha un rire : « pourquoi courir quand on peut supermarché ? » Il traînait sur le parking, bizarrement, une forte odeur d'essence, et une camionnette blanc et bleu était stationnée à côté des places réservées aux deux-roues.

Comme le reste de la ville, probablement à cause de l'heure tardive, il n'y avait pas foule dans le magasin ; le caissier me regarda d'un air interloqué quand j'eus franchi les portes automatiques, se demandant très certainement qui à cette heure-ci venaient faire des courses. Il me salua poliment d'un court hochement de tête après avoir croisé mon regard. C'était le genre de mec à s'attacher les cheveux en catogan, à porter une chemise à carreaux rouge et blanc – comme les nappes de pique-nique – au-dessus d'un tee-shirt noir d'un groupe de rock quelconque. Et j'aurais pu mettre ma main à couper, que lui aussi, jouait dans un groupe de rock local.

Le seul avantage que je trouvais dans cette ville paumée était le prix, plus accessible, des produits alimentaires, même dans une supérette comme celle-ci. Et en un rien de temps, j'avais déjà tout un panier rempli à ras bord de nouilles instantanées, de viandes bon marché, de fromages en tout genre, de riz, de pâtes, de fruits, de légumes, et, puisque je ne pouvais pas m'en empêcher, de glaces, de chips, de bonbons et de soda ; je n'avais pas de summer body à entretenir, et mes rêves de plage italienne étaient déjà tombés à l'eau.

– Tu viens d'arriver ? me demanda une voix, derrière moi.

Et à peine avais-je eu le temps de me retourner :

– On se connaît, non ?

C'était le caissier, et je ne pus me demander quel genre de fou laissait son magasin sans surveillance. Il ajouta, avec un grand sourire d'une oreille à l'autre, très fier semblait-il :

– Mais si, mais si, on se connaît ! Tu ne me remets pas ?!

Je fis non de la tête, déjà très gênée par cette rencontre. C'était la dernière chose que je voulais : retrouver des personnes qui me connaissaient. À défaut de terminer l'été dans une ville où la seule activité passionnante était de faire le ménage, j'aurais voulu le passer en ermite, ne voir ni parler à personne ; et ça commençait très mal.

Mais le caissier insista, se rapprochant :

– On était dans le même collège ! Je me demandais où est-ce que tu étais partie d'ailleurs ! Du jour au lendemain, tu avais déménagé. Tu n'as pas changé, hein ! Toujours aussi belle !

Il ponctuait toutes ses courtes phrases par un rire forcé. Puis, en me tapotant l'épaule :

– Je te taquine ! Bon, tu deviens quoi ? Tu reviens en ville ? Ça fait vraiment bizarre de te revoir ! ça fait quoi ?! Quinze ans ?! Hé, tu sais qu'à l'époque, j'en pinçais un peu pour toi ! Mais c'est de l'histoire ancienne maintenant, à moins que toi... non rien ! T'as un copain, toi ? Tu ne veux pas en parler peut-être ? Quand je vais dire aux autres que je t'ai croisé, ils ne vont pas me croire !

– Euh... oui, peut-être... balbutiai-je. Écoute, je... j'ai pas trop le temps ce soir ! Mais, oui, on se connaît peut-être ! Je... je ne sais pas quoi te dire... Ça remonte tellement à loin !

– Ah mais attends ! s'écria-t-il en se tapant le front. Roh, c'est elle qui va être sur le cul !

Il se retourna, sans aucunement prêter attention à ce que j'avais dit, puis, après avoir sifflé à travers le magasin, sautillant un peu sur place, pour prendre de la hauteur sans doute :

– Hé ! Hé ! Viens voir qui j'ai trouvé ! Zooey !

Au moment où il eut prononcé ce nom, mon cœur rata un saut après s'être écrasé contre ma cage thoracique. Je devais agir, et vite.

Toi, Moi, La fin des temps. (GxG)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant