Chapitre 33

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Elle avait raison, Zooey, cet endroit n'avait pas toute la prétention et la qualité qu'elle montrait en ligne ; je m'étais faite avoir, comme une bleue, convaincue que tous ces commentaires positifs et ses quatre virgule trois étoiles sur cinq étaient gage de qualité. Et après vérification – chose que j'aurais sûrement dû faire avant de l'emmener ici, Zooey – j'eusse constaté que ces fameux retours élogieux et notation n'étaient autre que l'œuvre d'un groupe de troll, qui, par ennui très certainement, avait pris pour cible ce pauvre bar PMU qui n'avait rien demandé à personne. Entre textes absurdement longs, sans queue ni tête, aux plus brèves des louanges, la section des avis donnés ressemblait plus à agglomérat de non-sens que de bonne critique.

Mais il était bien trop tard. Dans une panique, comme toutes les paniques, j'avais tiré Zooey, par la main, dans l'établissement, lui martelant sans cesse que ce n'était pas si horrible qu'il n'y paraissait et que, comme le disent les plus grands sages de ce monde : « on ne juge pas un livre à sa couverture, voyons ! Un peu de curiosité et d'indulgence ! Sinon on finirait par mourir d'ennui ! » Moi-même, je n'étais pas plus convaincue que ça par mes vaines paroles, vide de conviction, pleine de gêne.

Il y avait, en tout et pour tout, et sans nous compter, une personne dans ce bar. Le patron. Un vieil homme aux cheveux blancs, lunettes tombantes, chemise à carreaux bleus, des rides marquées, une grosse moustache touffue. Un genre de retraité en puissance, mais aussi, par certains aspects, plus discrets, un joyeux fêtard ; il dégageait l'aura d'un ancien bourlingueur d'une existence passée, d'une jeunesse – sans doute – trop mouvementée, de ces folles années que nous traversions Zooey et moi à ce moment-même ; il avait en somme, cette allure de bon vivant qui menait un vie bien rangée et ennuyante dorénavant, fatigué jusqu'aux os les plus solides, sans rien regretter de sa nouvelle ligne de conduite.

Il nous avait servi, très-surpris d'avoir de la clientèle à cette heure-ci, deux grandes pintes de bière blonde, d'une marque inconnue au bataillon, s'excusant d'avance pour le non-goût de cette dernière ; parce qu'il n'y a plus de stock, que les temps sont durs et que, de toute manière, personne ne commande de bière ici, alors à quoi bien en commander de nouveau. C'était, alors, notre seule interaction avec lui ; il nous avait laissé là, toutes seules, avec comme seul bruit de fond la télé qui diffusait l'enregistrement d'un ancien match de foot.

— C'est qui contre qui ? dis-je la gorge serrée, comme pour combler le vide.

— Pardon ? me répondit Zooey, sirotant du bout des lèvres sa bière à l'eau.

— À la télé, le match, c'est qui contre qui ? répétai-je.

Elle se tourna vers le téléviseur, revint vers moi, et fit ce va et vient une fois de plus ; très incrédule, elle avait froncé des sourcils d'une manière drôle et étonnante, avait ce parfait visage stupéfait, baigné dans sa candeur souveraine, d'une mignonitude à faire frémir mon bas-ventre.

— Tu t'intéresses au foot, toi ? me lança-t-elle après une longue pause avec un petit rire.

— Non, non, répondis-je avec les joues rougissantes, à deux doigts d'avaler de travers ma goulée de bière fade. C'était pour... pour faire la conversation, c'est tout.

Elle rit au éclat, se cacha les dents, puis :

— C'est vrai qu'à part ça, il n'y a pas grand-chose à faire, ici !

Je commençai à désespérer, pourquoi diable tout ce que j'entreprenais avec elle se soldaient toujours par un échec lamentable, c'était comme si ma destinée était de ne rien faire de bien avec Zooey, que, quoi que je fasse, tout allait, d'une manière ou d'une autre, finir par s'auto saboter. Et j'avais beau chercher le moment idéal pour lui avoir mes sentiments envers elle, mais tout m'empêchait de le faire : le carrelage douteux de la pièce, les murs tapissés d'un papier peint d'un autre âge, l'ambiance glauque de chambre d'hôpital désaffecté, et cette lumière blafarde que l'on ne croise qu'au bout de ce fameux tunnel tout sombre ; absolument rien n'allait.

Et alors que j'avais abandonné tout espoir, après de longues minutes à regarder le match, à défaut de se regarder dans le blanc des yeux, Zooey, dans un éclair de lucidité :

— J'ai une idée !

— Oui ?! rétorquai-je en me relevant d'un coup d'un seul.

— Tu me suis ?

— Te suivre où ?

— C'est une surprise, me dit-elle sur un ton taquin, tout sourire.

Après avoir payé nos bières et dit au revoir à l'étrange patron, très peu intéressé par nous, Zooey enfourcha son vélo, pleine de vigueur et d'impatience ; elle sautillait, pareille à une enfant terrible qui, dans sa canaillerie, avait quelque fantaisie secrète à partager. Zooey m'avait demandé de la suivre, mais je peinais à le faire tant elle roulait vite, en danseuse, et semblait me narguer – sans le vouloir – dans son déhanché de fesses. On avait très vite abandonné la route pour un tout autre chemin, plus sinueux, escarpé, perdu dans les hautes collines de la ville.

Et mon existence, ma vie facile de fille de la capitale, me revint au visage d'une violente réalité ; Zooey s'était révélée bien plus douée que moi à vélo. Elle arpentait, sans difficulté aucune, ces chemins tortueux et peu balisés où elle m'emmenait, entre les arbres, les rochers, et même le sable parfois, toute une petite jungle perdue dans la forêt. Et l'on montait, montait, montait, jusqu'à ce que j'en perde mon souffle, incapable de pédaler un tour de plus, là où Zooey, sans même transpirer grimpait ce calvaire comme si c'était une promenade de santé.

— Ça va ? me demanda-t-elle, à cinq ou six mètres devant moi, un pied à terre, l'autre sur sa pédale.

Je répondis oui de la tête, les dents serrées, avec une respiration bruyante et lourde, et la tête tournant presque.

— Tu es sûre ? continua-t-elle.

— Oui, oui, mentis-je entre deux souffles.

— On est bientôt arrivées, me rassura-t-elle.

— D'accord !

Et, après une pause, voyant que mon état ne s'améliorait pas, elle me dit :

— Mais on peut finir à pied, si tu veux, c'est vraiment plus très loin !

De nouveau, je fis oui de la tête, les pommettes enflammées, le sang pulsant dans mes tempes et la gorge sèche d'avoir trop respiré. Mais elle me prit par la main, et très doucement, me tira, à mon rythme. Et quelques pas plus tard, après les derniers petits rochers – en guise de marches – à escalader, nous tombâmes sur une petite zone dégagée et plat, qui offrait la ville, toute entière, devant nous ; nimbée d'étoiles, sous son astre nocturne, elle était là, paisible, dormante, calme, dans cette nuit où seul le vent tiède d'été rafraîchissait l'air, sous sa couverture céleste perlée d'infini poussière scintillantes.

Et cette fois-ci, si j'avais le souffle coupé, ce n'était pas à cause de mon corps qui me faisait comprendre mon manque flagrant d'activité de sportive, mais bel et bien grâce à cette vue saisissante, où la faible pollution lumineuse nous offrait la possibilité de voir la grande nuit cosmique ; et, d'une vérité crue, dans une violente révélation, l'immensité des choses m'avait frappé ; l'insignifiance de l'existence, sous ce spectacle d'une banalité merveilleuse, me rappela à quel point l'on était tous, sans exception, insignifiant ; que face à la vastitude absurde et infini de l'univers, nos petites vies n'étaient qu'un fragment infime et nanoscopique du grand tout. On se sent, inévitablement, toute petite face à ça.

Dans ce moment de flottement, où la raison se perd, tout se bousculait dans ma tête, prenant conscience de la non-importance de mon existence, de la futilité de tous mes problèmes face à l'univers, j'avais chancelé.

Mais Zooey ; Zooey, dans sa grande sagesse d'enfant, inconsciente ou déniant la réalité, m'avait rattrapée, m'aida à garder les pieds sur terre.

Elle me regarda, me tint par les mains, et face à face, les yeux dans les yeux, elle me sourit, d'une absolue tendresse, dans ce sourire qui voulait dire plus qu'il ne le pouvait, d'une générosité intarissable, d'un Amour profond.

C'était là le moment idéal. Au diable si c'était cliché, si c'était niais, seul l'instant importait.

Et alors que j'allais commencer à parler, Zooey fit de même. On s'était tu, se regarda, devint de nouveau ces deux petites filles, innocentes et insouciantes encore, d'une timidité gigantesque. Et elle, après ce qu'il fallait de silence pour ressentir ce que je voulais dire, la bouche entr'ouverte, d'une envie réciproque de déclamer ses sentiments, me souffla :

— Oui ? Qu'est-ce qu'il y a ?

Toi, Moi, La fin des temps. (GxG)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant