J'avais délaissé mon téléphone le reste de la journée, et occupé mon esprit à autre chose : mettre en ordre la maison, nettoyer les recoins jamais visités, que des tâches fastidieuses en somme, mais qui, dans un sens, m'aidaient à oublier Zooey – pour un court instant, du moins. Comment une seule personne pouvait avoir autant d'impact sur mes émotions ? Pourquoi j'avais comme l'impression de l'avoir trahie, durant toutes ces années, pourtant, d'aussi loin que je me souvienne, je ne lui avais rien fait de tel... non, je l'ai juste oubliée... était-ce la raison à ce nœud qui se serrait dans mon ventre quand je pensais à elle ?
Il fallait que je contrôle tout, alors je m'étais imaginé chaque scénario possible au moment de la voir, au rendez-vous, à ce bar. Chaque phrase que j'allais prononcer devait être pensée à l'avance, méticuleusement choisie, pour éviter tout sujet sensible et un silence potentiel – c'était le silence surtout, qu'il fallait que j'évite. Alors je m'étais fait une liste des thèmes à aborder. Et ce qui m'inquiétait le plus était le fait qu'on ne se ressemblait absolument plus du tout. Ça en crevait les yeux, Zooey et moi – et même si l'on avait grandi ensemble, dans le même terreau –, n'avions plus du tout rien en commun.
Elle, elle avait fini son adolescence – l'âge où l'on se forge, si tout se passe bien, une base solide pour la suite de notre vie – ici, dans cette petite ville, loin de toute l'extravagance et de la vie foisonnante de la capitale. Moi, j'avais fui – pour des raisons familiales – ce quotidien tranquille, et très certainement, si je ne l'avais pas fait, je me serais ennuyée comme un rat mort. Beaucoup de gens ne supportent pas la vie trop mouvementée des très grandes villes, parce qu'il y a beaucoup de monde, que personne n'est content et que l'on se presse à chaque instant de la journée ; moi au contraire, j'aimais ça, vivre vite, ne jamais se lasser, avoir toujours une activité à faire, c'était ce qui me correspondait le mieux !
Alors, à voir Zooey, cette fille tranquille qui se laissait porter par le courant de l'instant, qui devait apprécier ces moments où rien ne se passe, m'angoissait. Elle m'angoissait parce que je ne connaissais rien de son monde. Qu'est-ce qu'on allait se dire, une fois l'une en face de l'autre ?! Rien, absolument rien. On n'avait plus rien à se dire, elle et moi... plus rien ne nous rattachait... seulement... la boîte. Et mon cœur se serra, mon téléphone avait vibré. C'était Zooey qui m'appelait. Et comme moi, je ne fis rien, tétanisée par cet enchaînement d'événements, elle n'insista pas, envoya juste un message :
— Voici l'adresse, on se retrouve vers midi ?
Je lui répondis ok, sans plus de précision. Et j'ai passé le reste de la journée à ne rien faire, sauf regarder, une fois de plus, cette série que j'avais déjà vue une bonne vingtaine de fois déjà. Et à la fin de la journée, durant laquelle j'avais végété comme une loque, je m'étais décidé à cuisiner, rien de bien fou cela dit.
Je m'étais installée à ma fenêtre, avec une assiette de purée toute prête et un steak caoutchouteux. C'était agréable, en réalité de voir cette petite ville plonger doucement dans la nuit. Le calme a du bon, quand on arrive à l'appréhender ; je m'étais étonné, moi-même, à apprécier ce manque de bruit, cette quiétude tranquille. Une idée me vint alors à l'esprit. J'avais emporté dans mes affaires quelques plantes interdites, récréatives. C'était Judy qui m'avait initiée à cette pratique, et ma mère l'aurait qualifié, sans doute, de « fille de mœurs légères . » Mais force est de constater que, malgré ma consommation parfois excessive, il m'arrivait de ne pas y toucher durant des mois entiers. Mais ma mère était ce qu'elle était, impossible de débattre avec elle. Du reste, je pense que papa s'en fichait. Même, il fumerait avec moi, s'il en avait l'occasion.
Je devais tout de même faire attention de ne pas enfumer la maison, après tout, une fois que je serais partie, elle allait de nouveau être en location ; et je ne pense pas que ce soit au goût de tout le monde, cette odeur pittoresque d'herbe de province un peu relevée. Une fois mes bougies allumées, c'était une ambiance vraiment cosy qui s'était installée avec moi ; et, la fumée faisant son effet, je me sentais plus que bien, dans cet agréage fumoir ; c'était alors une petite vengeance et victoire, que de faire cette chose interdite sous ce toit qui avant était dirigé par une dictature maternelle, des plus stricte. Elle me tuerait ma mère, si elle savait ce que je faisais là.
J'étais prise soudainement d'une certaine nostalgie. Merde, j'avais passé de très bons moments avec Zooey. Beaucoup de premières fois avec elle : premières conneries, premières réussites, premières expériences ; et je pense que ça venait de là, toute cette culpabilité que je ressentais. On reste forcément liée à une personne avec qui on avait partagé beaucoup de choses ; il était logique que l'oublier, presque, était une sorte de trahison.
Et cette nostalgie se transforma en une douleur plus profonde, pour des raisons que je n'expliquais pas... peut-être à cause de ce plat médiocre, de la fumée, ou des deux à la fois. Mon ventre tournait dans tous les sens ; je m'étais affalée sur mon lit, en boule, et avais passé des heures et des heures à parcourir internet à la recherche de mes maux ; soit j'étais enceinte, soit j'avais un cancer du nombril – jamais tu me décevras, Internet.
Je m'étais finalement couchée à une heure trop reculée de la nuit, fuyant le sommeil, à travers des vidéos plus intéressantes les unes que les autres, à base de machinations géo-politiques, de pyramide, de voyage temporel et autre baratin pseudo-scientifique à tendance complotiste ; parce qu'inconsciemment, je voulais rater ce rendez-vous ; ce n'était plus acte manqué, mais échec prémédité !
Et quel échec ! puisque j'avais quitté mon lit deux heures après l'heure du rendez-vous, sans m'en rendre compte. Et l'esprit totalement embrouillé, la tête dans mon postérieur, la bouche pâteuse comme si j'avais mangé du sable, je titubais dans la maison, pareille à une âme errante en quête du sens à sa mort. Mais pour autant, je ne me sentais pas mieux, bien au contraire ! Pourquoi voulait-elle qu'on reprenne contact ? Se souvenait-elle aussi bien de nous, ou était-elle dans le même que moi, que tout ça n'était plus qu'un vague souvenir d'enfance doux-amer ? Que j'étais stupide, c'étaient typiquement les questions que j'aurais pu lui poser ; c'était bien la peine de réfléchir aussi dur à ce rendez-vous, pour finalement ne pas y aller et se poser les interrogations toute seule.
J'avais décidé de faire un tour en vélo, pour garder une certaine forme physique, mais surtout – et seulement en réalité – pour éviter toute visite surprise de Zooey, après le lapin que je lui avais posé. Je filais, sans vraiment me demander où j'allais ; plus je pédalais, plus je me sentais mieux, à défaut de dopamine par les relations sociales, c'était le sport qui m'en procurait.
Et une fois à bout de souffle, je m'étais arrêté devant le premier bar – ou restaurant – qui m'était tombé dessus ; en réalité, il avait plus l'allure d'un bistrot de quartier. La faim m'appelait, la soif aussi, alors c'était l'endroit idéal, ce genre de lieu qui proposait à manger à toute heure de la journée.
J'étais la seule cliente, semblait-il, mais aussi la seule personne dans l'établissement, puisque les autres tables étaient vides, rien ne traînait dessus, même pas une poussière ! C'en était presque étrange, comme si ce bistrot, finalement, n'était qu'un décor vide. Il se jouait, à un volume très faible, la radio locale ; elle passait du rock, il me semble. La musique n'était pas assez forte pour que je la reconnaisse, mais il me semblait discerner la même voix que le caissier de la supérette.
Je m'installai, timidement, et attendant que quelqu'un, quelque chose, vienne prendre ma commande ; je me demandais presque si ce n'était pas fermé, finalement. Mais, au bout d'un instant :
— Leah ?! C'est bien toi ?
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Toi, Moi, La fin des temps. (GxG)
RomancePar un concours de circonstance malencontreux, Leah doit passer ses vacances d'été dans sa ville natale. Loin de l'agitation de la capitale, elle va séjourner, seule, dans la grande maison de sa mère. D'abord bougonne, pestant contre tout le monde...