Chapitre 45 : La Gardienne du Néant (époque : 2022) (3/4)

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- Je suis là pour vous ramener en Angleterre. J'ai déjà prévenu les collègues, dont la police locale et la CIA.

- Oui, oui, dit-il sans regarder C. Naghten. Je suis au courant de cela aussi, explique-t-il avec un geste de la main qui tourne sur elle-même. Hélas, le commissaire Garidon est quelqu'un de facile à manipuler, et la CIA... je ne compterais pas dessus à votre place, termine-t-il entre deux gorgées de café.

- La CIA ? dégaine le commissaire avec une expression de rare mépris et de condescendance à l'encontre de son interlocuteur. Votre position vous fait perdre la tête !

- Oh, les institutions vous savez. Elles sont toujours belles et puissantes, mais les hommes... appuie-t-il en saisissant une nouvelle pâtisserie. Voyez-vous, les hommes qui les constituent sont si fragiles. Enfin... se lèche-t-il les doigts, mon expérience m'apprit cela.

- Vous avez acheté tout le monde ? vous méprisez donc à ce point vos confrères ?

- Tout ce qui a son prix est...

- De peu de valeur... intervient J. Stevens en coupant H. Bietez, se rappelant d'une des phrases de W. Andrews.

Hart Bietez s'esclaffe largement devant la situation.

- Vous ne faîtes qu'appliquer à la lettre ses propos depuis tout ce temps ? prend conscience le psychologue, ce qui provoque un mouvement de tête intéressé du Professeur.

- Est-ce cette personne qui vous a ordonné de tuer Trudy ? se contient C. Naghten. De la tuer... froidement, comme un animal, complète-t-il d'une voix dont la tristesse tente de retenir la rage.

La Pr Bietez s'essuie la main, boit une gorgée et pose sa tasse avec nonchalance.

- Qui est « Trudy », pour vous, cher Commissaire ?

- Ma... ma... femme... énonce-t-il douloureusement et dont la souffrance provoque un climat émotionnel palpable.

- Votre femme, oui je comprends. Ne vous y trompez pas, je sais ce que la perte d'une femme occasionne à un homme. Ma fille, votre femme, pour vous aussi Jonathan, tant de femmes perdues...

Jonathan Stevens sent effectivement le poids de l'absence creuser inlassablement en lui depuis l'enfance, largement activé par sa présence dans sa maison familiale. 

Il pose son regard autour de lui, fixe intensément le jardin visible depuis la porte fenêtre du salon. Il repense à sa mère qu'il n'a pu soigner, qu'il ne peut soigner, qu'il ne soignera pas...

« Comment le passé s'avère-t-il si présent ? » murmure-t-il à sa Gardienne assise effrayée à ses côtés.

- Ma foi, d'une certaine manière, poursuit H. Bietez d'une voix basse mais puissante, tout cela a bien commencé par un homme qui voulait simplement sauver sa femme. Cela doit finalement se terminer ainsi.

- Je ne sais pas à quoi vous jouez, mais le Docteur et moi nous vous ramenons de gré ou de force aux autorités. Vous ne vous en sortirez pas avec de belles paroles.

- Cher Christian, répond-il en se levant, je mesure le poids de la peine engendrée et le coût moral de la dette irremboursable. Ne me pensez pas insensible par ce que j'en ris, dit-il en se plaçant face à la porte fenêtre de la cour. Vous savez, c'est parce que l'homme souffre si profondément qu'il a dû inventer le rire...

C. Naghten est subjugué par le sang-froid et le charisme de ce vieil homme apparemment à l'origine de tant d'événements effroyables et pourtant prompt à parler des sentiments humains.

- Qu'est-ce que vous êtes au juste ? interroge-t-il avec incompréhension, l'arme toujours en joue.

- Un monstre, Commissaire, assure H. Bietez. Ce qui fait que nous avons tous ici perdu des êtres chers de la main de monstres. Plus précisément, reprend-il se mangeant les lèvres, les yeux plongés dans le vide de ses souvenirs, nous avons tous ici perdu des personnes importantes de la main d'êtres monstrueusement humains.

- Vous êtes donc bien aussi derrière tous ces massacres à Londres, et Jerry...

J. Stevens repense à la gentillesse du policier Jerry Howes, à ses attentions et à l'état de son corps au sol quand sa famille l'attendait paisiblement.

- Ah oui, je vois... il y a toujours aussi un ami dans l'histoire, il est vrai. Nous avons tous un ami perdu ou un traitre. Combien vous ont accompagné feintant leur ignorance Dr Stevens, combien en ont fait de même avec notre autre Docteur devenu prisonnier. Il y a toujours un ami, comme il y a toujours un Père.

- Qu'importe ce que vous pensez maitriser ici ! s'emporte C. Naghten. Le mandat international ne tiendra pas, nous l'avons dénoncé. Je veux que vous veniez avec nous, on nous remettra d'ici peu Doryoma, qu'il soit jugé chez nous pour les crimes des nôtres.

J. Stevens reconnaît là l'amour du Commissaire pour sa partie, ses proches, sa droiture et son engagement pour une autorité bien supérieure à celle de l'institution policière, celle de la nation. H. Bietez se retourne vers eux pour se rasseoir paisiblement.

- Je crains que monsieur Doryoma ait déjà rencontré sa sanction et qu'il ne puisse se soumettre à d'autres, annonce-t-il comme s'il parlait de météorologie.

- Qu'entendez-vous par là ? doute le commissaire.

- Vous serez vite mis au courant, n'ayez craintes, rétorque-t-il en sortant à son tour une arme. Disons simplement qu'un prédateur, un Jack comme ils sont appelés, naissent et meurent toujours comme des proies, des victimes impuissantes et non comme de fiers chasseurs.

Le Commissaire et le psycho-criminologue se regardent sidérés, ne sachant comment réagir. Les réactions du Professeur sont si éloignées de l'expérience des deux hommes que leur intuition d'action demeure en inertie.

- Leur morale d'esclave ne s'élève que rarement à la hauteur de celle du Maitre, finit-il calmement.

L'homme jette un regard froid par-dessus ses lunettes en tendant le pistolet au psychologue et en plaçant en évidence ses mains désarmées et vulnérables.

- Qui êtes-vous ? demande J. Stevens, reprenant ainsi la conversation à son compte face à C. Naghten désemparé.

- Faut-il que je me répète, encore ? Voyons, vous savez très bien qui je suis tout de même...

- Non, arrête le psychologue, qui êtes-vous... vraiment ? ce qui engendre un large sourire sur le visage du vieil homme.

- Amusante question de la part d'une personne qui a passée l'entièreté de sa vie à ne pas savoir qui elle était, ou « ce » qu'elle était.

Dr J. Stevens FACE aux GARDIENS [ShortList Watty22... ss Edition] (Partie 2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant