Fêtes galantes

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5h du matin. Je lâche un grand soupir de mécontentement et tente de verrouiller mon téléphone de mes doigts encore amorphes. Je me rallonge sur le dos, les bras croisés sur la poitrine et fixe le plafond comme s'il pouvait m'apporter une solution. Ça m'arrive toujours. Je peine à m'endormir puis je me réveille juste deux heures avant la sonnerie de mon réveil. Conséquence, j'arriverai en cours fatiguée, peut-être même en retard, si je me remets à somnoler vers 7h. J'ai le sommeil très léger. Je peux me réveiller pour n'importe quoi. Même pour le bruit de la goutte d'eau du robinet de la cuisine qui ne s'arrête presque jamais à l'autre bout de la maison, ou pour le ronronnement du sèche-linge à la cave. C'est encore plus le cas depuis que ma youm est malade. Je crains tellement qu'il lui arrive quelque chose que je veux être présente en toute circonstance. Ma phobie, c'est qu'il lui arrive quelque chose en plein milieu de la nuit et que personne ne soit là pour l'aider. Sans compter que mon père a, lui, le sommeil très, très lourd. Même si la rue explosait, il n'ouvrirait pas un œil. Je veille donc sur elle. Le soir, j'ai aussi du mal à dormir parce que je pense à des millions de choses. J'ai le don de m'angoisser en une fraction de seconde.

Là, puisque je suis réveillée, tant qu'à faire, autant penser à ce que je vais mettre demain, au moins, ça sera ça de prêt lorsqu'il faudra se lever. On prévoit du beau temps. Il faut profiter du soleil avant le grand retour de la pluie grisonnante de notre chère région qui s'installera pendant de longs mois. C'est le moment ou jamais de porter une petite robe fleurie à col claudine. Ça fait un peu fille modèle mais avec des Converses et un beau rouge à lèvres, ça cassera le style. J'ai vu ça dans un magazine y'a pas longtemps, ça passait bien. Bon, finalement, je suis totalement réveillée. Je vais en profiter pour faire mon sac et lire un peu Fêtes galantes de Verlaine qu'on va commencer à étudier en littérature. Ok, malgré le rouge à lèvres, c'est vrai que je reste une fille modèle.

*

Deux heures plus tard, je suis prête à m'envoler sur le chemin du lycée. J'enfile une paire d'écouteurs pour la route et me mets à marcher. Flemme de prendre le bus, y a toujours trop de monde. Soit je me retrouve placardée à la porte du bus, soit je dois attendre dix minutes avant que le bus le moins bondé se pointe. Finalement, je mets moins de temps à pied. Puis ça finit de me réveiller. J'aime bien marcher. Ça me permet de faire le vide sur les millions de questionnements qui me sont survenus pendant la nuit.

Devant le lycée, j'aperçois Nina qui, pour une fois, n'est pas en retard.

- Purée, ça fait au moins quinze minutes que je t'attends seule devant la grille ! peste-t-elle.

- Tu vois ce que ça fait, maintenant, lorsque je t'attends et que tu n'arrives jamais ! Moi, au moins, j'suis pas en retard. C'est toi qui es arrivée trop tôt aujourd'hui !

- Ça va, tu sais que je fais de mon mieux, me répond-t-elle avec une petite moue.

- T'es pardonnée, t'inquiète. Félicitations pour ta ponctualité ! je lui réponds, sarcastique. On y va ? Madame Jankowski doit sûrement déjà nous attendre.

J'avais vu juste. Devant la salle 106, on aperçoit, dans l'entrebâillement de la porte, le chignon blond polaire de notre professeure, debout devant son bureau, les mains sur les hanches, relisant son cours en fronçant les sourcils. Son pouvoir de dragon flaire notre présence et cette dernière nous invite à entrer, sans bouger d'un poil. On exécute ses ordres. Comment oser dire non à une professeure qui semble maîtriser le monde ? Rapidement, comme des petits soldats, toute la classe s'assoit sagement à sa place. Un véritable exploit. C'est sûrement le seul cours dans lequel tout le monde est présent à l'heure. Madame Jankowski se dresse face à l'assemblée, un pudique sourire satisfait au coin de la bouche.

- Bien. Comme je vous l'ai annoncé hier, nous n'avons pas de temps à perdre. Nous allons dès à présent commencer par l'étude de la première œuvre au programme du baccalauréat ; Fêtes Galantes de Paul Verlaine. Avant d'étudier le recueil, aujourd'hui, nous allons nous attarder sur la biographie de l'auteur.

Je déteste cette partie laborieuse. Je préfère lorsqu'on entre dans le vif du sujet, dans l'analyse du texte. J'entends Timothée souffler derrière moi, il semble être du même avis. Je me retourne vers lui et roule des yeux, complice. Mon regard ne peut s'empêcher de s'arrêter une seconde sur Hedi qui semble se demander quel est mon problème. Je rechigne tout de même à appliquer ma prise de notes. Je ne perds jamais une miette du cours, sauf dans les moments où je divague intérieurement. Parmi mes notes, il y a toujours une petite phrase qui n'a rien à voir avec le cours qui se glisse. Ne perdre aucune miette. Même dans l'écriture. J'ai toujours peur que l'inspiration se sauve sous le flot de mes pensées. Alors, dès que quelque chose me vient en tête, ne serait-ce que deux mots, je l'écris. Joliesse surannée, entre « né en 1844 à Metz » et les yeux couleur tristesse. C'est un peu chaotique comme méthode mais ça me permet de m'exercer. Cette année, j'aimerais bien explorer davantage l'écriture. Je n'aurais peut-être plus le temps après le lycée. C'est le moment où jamais. J'ai toujours rêvé d'être une jeune écrivaine à succès, du genre à percer avec son tout premier livre, en étant à peine majeure, et marquer une génération entière. Mais je n'ai pas grand-chose d'intéressant à raconter. Ou plutôt, je ne m'en sens pas capable. De toute façon, je suis trop fatiguée pour écrire en ce moment. Ma créativité semble s'être évaporée.

Curieusement, on arrive vite à la fin du cours. C'est l'énergie du début d'année. En rangeant mes affaires dans mon sac, accroché sur le dossier de ma chaise, je soulève brusquement mon classeur et ma trousse s'échoue sur la table de Hedi. J'en ai marre d'être maladroite comme ça. Mes parents disent toujours que j'ai deux mains gauches. Ils n'ont pas tort. Hedi me tend la trousse et, devinant ma mine empruntée, m'assure de ne pas m'inquiéter.

- Ça m'arrive souvent, va falloir t'y habituer, maintenant que tu seras derrière mon dos toute l'année, je l'avertis pleine d'autodérision.

- Ça va, je devrais survivre, me répond-t-il après un léger rire.

- Sinon, ça se passe bien pour toi la rentrée ? Ça doit pas être facile de changer de filière en cours de route.

- Bah j'ai un peu de mal à suivre et à rattraper mon retard, avoue-t-il honteux.

Mince, je n'aurais peut-être pas dû lui poser cette question. C'est peut-être trop intrusif. Je ne sais pas pourquoi il a fait ce choix, il peut y avoir mille raisons.

- Si tu veux, je peux te passer mes cours de l'année dernière, j'ai tout gardé ! j'essaye de me rattraper.

- Je veux pas abuser mais si ça te dérange pas... je veux bien.

- Pas de soucis, tiens mon classeur de français, je lui tends en enlevant les dernières feuilles du cours. Si jamais t'as besoin d'aide, n'hésite pas à me faire signe.

J'essaye de me rendre serviable sans en faire trop. Je n'aimerais pas passer pour la lèche-bottes de service. En même temps, je ne sais pas ce que j'aurais pu dire d'autre.

À l'instant où Hedi s'empare de mon classeur, je me stoppe. Mes yeux s'écarquillent comme s'ils avaient vu un fantôme. Comment c'est possible d'être aussi bête ? Si je le lui donne, il va pouvoir lire toutes mes envolées lyriques, mes bouts de phrases de meuf torturée, mes paragraphes d'histoires avortées. Purée. Je ne peux pas lui dire « En fait, tu sais quoi, non, je n'ai pas envie de t'aider. Rends-moi mon classeur. » À part Nina, toujours sans pression, personne ne peut agir comme ça dans une telle situation.

- Tout va bien ? me demande-t-il, inquiet.

- Oui, oui, tout va bien. Je repensais juste au fait qu'il y avait beaucoup d'autres matières dans lesquelles tu devras rattraper ton retard.

Et voilà, encore une connerie. Ce n'est pas possible d'être aussi stupide. Maintenant, il va s'attendre à ce que je lui prête TOUS mes autres cahiers. Comme ça, il pourra lire TOUT ce que j'y ai écrit.

- T'inquiète pas pour moi. Je vais y aller petit à petit et déjà me concentrer sur le français.

Ouf, me voilà rassurée. Dans le pire des cas, je pourrais inventer le fait que ces petits mots sont issus des œuvres qu'on a étudiées. Dans le meilleur des cas, il ne les remarquera même pas.


Amour chronique [J'écoute encore les étoiles chanter] - TERMINÉEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant