Arrêt Triolo

11 1 1
                                    

Je ne me serais jamais imaginée là quelques mois plus tôt. Seule, avec Hedi, dans cette petite pièce sombre. Je n'ai jamais fait ça auparavant, me retrouver seule avec un garçon. Avoir un « rencard ». Ça ne m'était jamais arrivé. Et bien que je me force depuis le début à me convaincre du fait que nous sommes juste de bons amis, j'avoue que je n'y crois plus vraiment. Encore moins depuis ce qu'il m'a dit la dernière fois pour se justifier du fait qu'Alice ne l'intéressait pas. La vie est belle, avec moi. Et, plus je prends conscience de ce qu'il nous arrive, plus j'angoisse à l'idée de me retrouver seule avec lui. Ce n'était peut-être pas une bonne idée cette d'aller au cinéma avec lui. C'est hyper cliché en plus. J'ai l'impression d'être l'héroïne idiote du film. Heureusement que nous sommes dans le noir, il ne me verra pas onduler chacune de mes boucles autour de mes doigts. C'est que, je ne sais pas comment agir dans ces circonstances. J'ai beau avoir écouté des centaines de fois les histoires de mes grandes cousines et de mes tantes, on ne m'a pas donné de mode d'emploi. Et je n'ai encore jamais demandé d'aide pour comprendre. À part à tata Wahiba, qui m'a simplement dit de ne pas me poser de questions et de profiter de l'instant présent. Super. J'sais pas comment faire pour ne pas me poser de questions moi.

J'inspire un grand coup et gigote jusqu'à trouver ma place au fond du siège. Profiter de l'instant présent. Je vais juste essayer de regarder le film tranquillement. Ne pas me poser de question. Discrètement, je sors un sachet de popcorn Baff acheté au hanout juste avant d'entrer au cinéma. On a toujours fait ça avec ma miff ou mes amis. Faut pas croire qu'on va se laisser arnaquer à payer des popcorns à 10€ le pot dans l'enceinte du cinéma. Toujours prévoir de quoi boire et grignoter dans son sac et mettre un foulard et des affaires au-dessus pour ne pas se faire avoir à l'entrée. Après avoir vérifié, à droite et à gauche, devant et derrière, qu'aucun agent de sécurité ne scrute la salle, je tends, toujours discrètement, le sachet de popcorns vers Hedi, qui, apparemment, connait tout aussi bien le mode opératoire puisqu'il se hâte de l'attraper et de le dissimuler sous son manteau. Je glousse, complice du crime. Jusqu'ici tout va bien.

Je commence enfin à me détendre. Je ris aux blagues de Guido, le personnage principal, et à sa manière de charmer Dora, qu'il nomme sa « princesse ». La légèreté du film retombe lorsque Guido, Dora et leur fils sont emmenés de force dans un train qui les conduit jusqu'à un camp nazi. Pas assez pour faire perdre le sourire et le sens de l'humour de Guido, qui restent intactes. Même dans l'immondice, Guido a à cœur de continuer de faire rire son enfant, de feindre jusqu'au bout que tout ce qui les entoure n'est qu'un jeu dans lequel ils doivent passer des épreuves et gagner des points pour, enfin, réussir à devenir l'heureux gagnant d'un char d'assaut. Le même que celui avec lequel joue son fils, mais en grandeur nature. Si les portes des magasins sont taguées « Entrée interdite aux juifs et aux chiens », c'est bien parce que chacun a le droit de faire ce qu'il veut chez lui et que, même eux, dès le lendemain, ils installeront une pancarte « Entrée interdite aux araignées et aux wisigoths » au-devant de leur librairie.

Je repense à ma mère qui, dans son malheur, se force à nous sourire tous les jours. À nous faire croire que tout va bien. Qu'on s'en sortira coûte que coûte. Aucun enfant ne devrait souffrir. Aucun enfant ne devrait se voir heurter contre un mur l'espoir qui nourrit ses plus grands rêves. Je comprends, aussi, pourquoi elle cherche tant à m'éloigner de la mort de mon frère. Ça ne devrait pas être de mon ressort de me charger de tout ça. Après tout, je ne suis qu'une enfant, pour elle. Je suis son enfant. Et je ne lui en veux pas d'agir ainsi. Qui ne l'aurait pas fait à sa place ? Elle-même l'a dit : « Tu dois déjà endurer tant pour ton petit âge... Si je le pouvais, j'aspirerais toute ta tristesse pour la garder en moi ». Ma gorge se noue. Face à l'audace de Guido, la force de yimma m'apparaît encore plus puissante. Je sèche mes petits yeux mouillés. À cet instant, Hedi me demande si ça va. Je hoche la tête, lui faisant comprendre que je suis simplement émue par le film, bien qu'il comprenne qu'autre chose m'émeuve. Il ne me pose pas de question pour autant. C'est quelque chose que j'apprécie chez lui, cette manière de se retenir, cette façon de me laisser l'espace dont j'ai besoin lorsque c'est nécessaire. Cette justesse dans la retenue.

Amour chronique [J'écoute encore les étoiles chanter] - TERMINÉEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant