Viser la tête

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Dix-neuf heures. Ça fait déjà dix-neuf heures que je croupis dans cette cellule. Enfin, pas vraiment. Au début, ils m'ont foutu dans une cellule à plusieurs. Y avait de tout. Des toxs, des mecs qui roulent sous stups, des fous de la bagarre, et y avait moi. Ensuite, ils ont essayé de me faire parler à l'interrogatoire, mais j'ai rien dit. J'suis pas con. J'regarde Esprits criminels et ces autres conneries à la télé et j'sais que j'suis pas obligé de parler. En plus, j'suis mineur. Ils avaient d'autres cas à régler, du coup, en attendant que j'ouvre ma bouche, ils m'ont tej dans une cellule tout seul. Depuis, j'attends. J'sais qu'ils vont revenir pour me poser des questions. Mais j'dirai rien.

Déjà, j'aurais jamais dû me retrouver là. J'ai essayé de leur dire que j'étais innocent mais après ils ont commencé à me chanffre et à se foutre de ma gueule. Comment j'peux me défendre sans cramer le fait que j'étais impliqué dans de la bibi ? J'vais leur dire quoi, moi ? Qu'en fait, à la base, j'voulais justement effectuer leur travail de policier pour coincer un meurtrier mais, qu'en fait, ah bah, maintenant, bizarrement, c'est moi qu'on accuse de meurtre ? Bref, vaut mieux que j'ferme ma gueule en attendant. En attendant quoi, j'sais pas. Mais en attendant. Téta est déboussolée, elle ne sait pas quoi faire. Moi-même, j'sais pas quoi faire. On m'a rien dit. J'suis juste là et j'attends. On ne m'a même pas proposé un avocat ou quoique ce soit. Alors j'parlerai pas. J'avais grave envie de leur dire « je ne parlerai qu'en présence de mon avocat » mais j'me suis rappelé qu'un avocat ça coûtait cher et que, peut-être, ma grand-mère ne pourrait pas m'en payer un. Alors j'ai rien dit. Rien dit du tout. Et ça fait dix-neuf heures.

Sur la vitre transparente de la porte - si on peut appeler ça une porte - un policier fait claquer sa matraque pour me rappeler à l'ordre.

- Allez, on y va morveux !

Je m'exécute. Je ne parle toujours pas mais je tâche d'avoir un comportement irréprochable et je vois bien que mon irréprochabilité - et surtout mon silence - les agacent.

Dans la salle d'interrogatoire, je ne quitte pas l'enquêteur des yeux. Je n'ai pas peur. Je n'ai rien à me reprocher, si ce n'est d'avoir voulu aider et d'avoir, il est vrai, un peu dealé. Mais je n'ai tué personne. Personne.

- On sait que tu avais une arme. Où est-elle ?

Impassible, je ne dis rien. Je pourrais dénoncer Tj, enfin Lotus, et Jela mais je sais que ça me portera préjudice et que ça ne sera pas suffisant pour la police. Alors je ne dis rien. Je comprends mieux pourquoi Tj avait déserté ces derniers temps. Ils avaient préparé leur coup les chiens. Tout était calibré. Mais j'vais tâcher d'être plus vicieux qu'eux. Le flot de questions de l'enquêteur, qui perd peu à peu patience, passe comme un coup de vent sous mon visage immobile.

- Tu vas finir par l'ouvrir ta grande gueule oui ? Tu crois qu'on n'a que ça à gérer ?? Tu sais on gère combien d'affaires nous ??? Les petites racailles comme toi, ça nous connaît ! Crois pas que tu fais peur à quelqu'un ici !

En entendant le mot racaille, je tique et serre la mâchoire, mais ne bouge toujours pas. Un autre policier avance son visage vers le mien pour prendre la relève :

- Et tu sais ce qu'on leur fait, nous, aux bicots comme toi qui ne daignent pas répondre ? me menace-t-il. Tu ne sais même pas ce que ça veut dire, bicot, je parie.

Je lève d'un poil le menton, histoire de ne pas me laisser intimider. L'ensemble de mon corps est tendu, figé, et je peux sentir chacun de mes muscles. Mes bras, posés sur la table, endoloris, me font un mal de chien. Je me redresse et, d'un geste, lève un bras pour le dégourdir. Mon bras atteint à peine le dessus de la table en face de moi qu'un coup l'assomme et le refait tomber sur celle-ci qui finit de l'achever. Derrière moi, le policier matraqué qui m'a sorti de la cellule a frappé son engin sur mon bras et maintenant, me tient par le cou.

- T'ENTENDS CE QU'ON TE DIT ? TU SORTIRAS PAS DE LÀ SANS NOUS AVOIR DONNÉ LA MOINDRE INFO, me crie-t-il à l'oreille.

D'un geste brusque, je dégage de mon cou ses mains dodues et froides puis recule ma chaise de ce chien. À présent, mon visage s'est assombri et les limites de ma patience se détruisent à petit feu. Il ne suffit plus que d'un petit mot pour me faire exploser mais j'essaye tant bien que mal, face à leurs insultes racistes, de garder mon sang-froid.

- De toute façon, c'est bien connu, chez les racailles. Y en a pas un pour rattraper l'autre. S'ils sont pas dealeurs, c'est qu'ils frappent leurs femmes ou les violent ! Dans tous les cas, on trouvera quelque chose pour te coincer, bicot. De toute façon, tôt ou tard, cette année ou dans dix ans, tu finiras en taule. Parce que c'est là que vous finissez tous !

- Et si c'est pas la taule, c'est la tombe ! renchérit son collègue d'un rire gras.

Ma jambe remue de plus en plus rapidement et mes mains, autrefois posées l'une en face de l'autre, sont à présent jointes et se serrent de toutes leurs forces jusqu'à en faire ressortir les nervures de ma peau.

- Eh bah alors, bicot, faut se calmer ! me lance l'un des policiers en me donnant une tape sur la tête.

Sans réfléchir, d'un geste brusque, je dégage sa main de mon crâne. Je n'ai pas le temps de me rendre compte de mon geste que ma chaise valse et je me retrouve flanqué à terre, la tête la première sur le sol. Un coup de matraque attaque mon dos puis mon bras, déjà affaibli. Ils sont trois. Trois autour de moi. À se relayer les coups. À se prêter les insultes. C'est à qui cognera le plus fort. À qui fera le plus mal. À qui vengera l'honneur de la France. Mais je ne parle toujours pas. Je joins ma main, difficilement, à mon visage et me rends compte que je suis en sang. D'où ? Je ne sais pas. Le coup m'a trop étourdi pour que je distingue la blessure. Mais je saigne, beaucoup.

Soudain, quelqu'un frappe à la porte et entre sans prévenir.

- Y a du nou-

Le policier s'arrête net en découvrant mon corps gisant au sol.

- Roh, les gars ! Qu'est-ce que vous avez fait encore ? On vous avait avertis pourtant ! Ça devait être la dernière fois ! grommelle-t-il à ses collègues.

- Relève-toi gamin, avant que quelqu'un d'autre ne voit ça ! Et plus vite que ça ! m'ordonne-t-il.

Je suis trop sonné pour réfléchir à quoique ce soit et m'exécute.

- Si on te demande, tu diras que tu t'es battu la vieille, poursuit-il.

Je ne consens pas et demeure silencieux, tout comme avant.

- J'en ai ma claque de vous couvrir à chaque fois les gars ! Un peu de sérieux quoi !

- C'est ce bicot, il reste comme ça, sans rien dire ! Tu comprends bien que nous, on a besoin d'infos !

- Et vous l'avez mangé à quelle sauce cette fois-ci ? demande-t-il plus légèrement, presque sur le ton de la rigolade.

- Sauce matraque, basique. Pas plus, pas d'extra, on le jure ! se permet de ricaner l'autre. Sinon, camarade, tu venais pour quoi ?

- Y'a du nouveau pour l'affaire. Et à vos places je resterai bien sage pour le moment. Jeune homme, on a peut-être quelqu'un d'autre à entendre. Tu vas retourner dans la cellule un moment.

Dans le couloir, je décèle un visage familier mais n'arrive pas à mettre de nom dessus. Ma vue est un peu brouillée. J'ai l'impression de pouvoir tomber dans les pommes n'importe quand. Je continue de tapoter ma plaie avec un bout de coton que le policier qui m'a fait sortir de l'interrogatoire m'a filé, comme si ça pouvait mieux me soigner. Je jette un coup d'œil à l'horloge : midi. Ça fait vingt heures à présent. Dans quatre heures, ils devraient me relâcher. C'est la loi, normalement. Heureusement que j'ai un peu écouté en cours de droit. Dans l'entrebâillement de la porte, j'aperçois ma grand-mère, accompagnée de silhouettes que je ne peux pas reconnaître. Ses yeux ne brillent plus, ses joues ne brunissent plus d'éclat non plus. J'ai le cœur lourd de mes milliards de péchés.

Amour chronique [J'écoute encore les étoiles chanter] - TERMINÉEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant