Bad bitch era

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Samedi 7 février. C'est aujourd'hui que je saurai. Aujourd'hui que les questions à mes réponses seront apportées. C'est aujourd'hui. Je n'ai pas beaucoup réussi à dormir, la veille. Je me suis répété la scène en boucle.

Je me préparerai comme pour sortir. Je porterai des bottines à talons et un peu plus de maquillage que d'habitude. Je ferai un peu moins jeune que d'habitude. Pour qu'on ne se demande pas, pourquoi, si jeune, je mets les pieds dans un tel endroit. Pour ne pas attirer l'attention sur moi, sur les raisons de ma visite, si jeune. Je troquerai mon éternel sac à dos pour ce sac à main que ma mère m'avait offert, parce que je « deviens une femme, maintenant ». J'y glisserai une pochette à dessins. Les dessins de Djazil. Celui de Binta. Je n'oublierai pas non plus le porte-clef. Le porte-clef de Binta. J'arriverai. Je marcherai d'un pas ferme vers l'accueil. Je demanderai - sans bégayer - où se trouve la chambre de Binta. Je dirai que je m'appelle Jana Villeneuve, que j'avais appelé il y a un mois pour une visite. Sans bégayer, sans sourciller. Je sourirai gentiment, tendrement, à la dame de l'accueil pour la remercier. Elle ne saura pas qu'elle me conduira au seul endroit sur terre pouvant encore me sauver. Arrivée devant la porte de Binta, doucement, je toquerai. Puis j'entrerai, délicatement. Toujours en souriant. Je ferai mine de ne pas être brusquée par la découverte de son visage abîmé.

Tout s'est presque passé comme prévu, mis à part que j'ai bégayé à l'accueil et que j'ai inventé un autre nom à la va-vite parce que je ne me souvenais pas de celui que j'avais décidé d'utiliser. Presque tout, mis à part que j'ai quelques fois trébuché car j'avais oublié que porter des talons demandait de l'entraînement. Presque tout, mis à part que je n'ai pas su contenir mes expressions lorsque j'ai poussé la porte de sa chambre, numéro 29, pour la toute première fois, et que je l'ai enfin vue, pour la toute première fois. Tout, mis à part qu'une fois dans sa chambre, elle ne m'a pas parlé. Elle ne sait plus parler.

Longuement, on s'est regardées. J'ai vu dans ses yeux l'émotion de revoir les traits de Djazil sur mon visage. J'ai vu la tendresse lorsque je lui ai montré ses dessins. J'ai vu l'ébranlement pudique lorsqu'elle s'est reconnue sur l'un d'eux. J'ai compris qu'elle devait beaucoup l'aimer. J'ai compris, aussi, qu'elle était désolée. Désolée de savoir ce que je ne savais pas. Désolée de ne plus savoir parler pour me le dévoiler. Elle a compris, aussi, que je ne venais pas là sans raison. Elle a compris que j'étais là pour avoir des réponses. Elle m'a enlacée. J'ai compris qu'elle m'avait attendue. A déchiré un bout de papier sur un carnet rempli de croquis et d'écrits. Les petits papiers sauvent l'humanité. Elle y a noté : « Reviens dans quelques jours, il est temps pour moi de tout expliquer. Ça sera dur de tout raconter, j'ai besoin de temps pour retracer le passé ».

Notre échange s'est terminé. Avant de partir, elle m'a serré fort la main. M'a fait un signe de tête. J'ai compris qu'elle me remerciait, que ça irait, pour nous deux. Enfin.

Sur le chemin du retour, j'avais le cœur en ébullition. Tellement heureuse de sentir si proche le dénouement. Tellement heureuse d'avoir l'impression de renouer - quoiqu'il soit arrivé - avec mon frère. Tellement heureuse de ne pas avoir lâché lorsque tout le monde me disait d'arrêter. J'ai tout de suite voulu appeler Hedi. Puis Nina et Demba. Tout leur raconter. Mais il n'y avait rien à raconter concrètement. J'allais encore devoir attendre. Encore un peu. Un tout petit peu. Le temps que le centre de Binta me rappelle. Le temps qu'elle arrive à poser les mots.

J'avais tellement le cœur en ébullition que j'ai eu la force de tout accomplir, la force de tout affronter, la force de prendre ma vie en main. Alors, même si je n'avais encore rien à raconter, j'ai eu envie d'aller voir Hedi. Lui faire part de cette petite victoire. J'ai eu envie de passer un peu de temps avec lui, comme avant. J'ai eu envie de lui montrer que j'en valais la peine. Coup de chance, la ligne de métro à côté du centre psychiatrique était la même que celle pour se rendre chez lui. J'ai accéléré le pas pour monter dans la première rame, le sourire aux lèvres. Tu vois la meuf super enthousiaste dans les transports qui propose à chaque personne un peu plus âgée qu'elle s'il ou elle veut sa place, qui dit bonjour et au revoir à celles et ceux qui se postent à côté d'elle. La meuf, tu la vois, tu sais qu'elle a pas de loyer à payer. Bah, ce jour-là, c'était moi.

Amour chronique [J'écoute encore les étoiles chanter] - TERMINÉEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant