Un voile de tristesse

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La semaine avant le Ramadan, c'est Pékin Express pour toutes les familles musulmanes de France. L'objectif : réussir à se procurer toutes les denrées nécessaires à la composition des plats du ftor. Pour une famille algérienne comme la mienne, cela veut dire : dattes, lait, vermicelles, feuilles de brick, coriandre, menthe, huile, pain, et j'en passe. Pour le reste, on arrive à s'en sortir. Le truc, c'est qu'on veut acheter tout d'un coup parce qu'après, on est trop crevée pour aller faire les courses les jours de jeûne. En plus de ça, au hanout à côté de la maison, tout part super vite. On dirait que les gens remplissent un bunker au cas où une guerre éclaterait et non pas un frigo. À croire que Ramadan c'est les Hunger Games. Alors, chaque année, j'accompagne ma mère faire les fameuses courses (courses, c'est bien le mot le plus approprié). Notre stratégie : dresser la liste à la maison puis, une fois là-bas, se la répartir. Bien sûr, c'est moi qui suis chargée d'attraper les condiments placés soit dans les étagères les plus basses, soit dans les étagères les plus hautes. Petite et fine, c'est plus facile de me faufiler entre les gens. Stratégie, on a dit. À deux, on va toujours plus vite. Je préfère quand ma mère vient avec moi, parce que lorsqu'elle m'envoie seule, il y a toujours quelque chose que je ne trouve pas. Les mères, on dirait qu'elles ont un pouvoir magique. Elles trouvent toujours TOUT directement, quand toi tu cherches pendant une demi-heure ! Dans ce cas-là, faudrait arrêter de nous missionner, on n'est jamais mieux servie que par soi-même...

Les courses, c'est vraiment un truc à t'épuiser. À la fin, t'as envie de faire une sieste de trois jours comme si t'avais fait une séance d'endurance de deux heures en EPS. Une fois dans la voiture, je souffle un grand coup pour relâcher l'épuisement. N'empêche, j'adore l'ambiance du Ramadan. Les visages s'illuminent d'espoir et de joie. En plus, comme tout le monde s'agitent, tu croises toujours quelqu'un que tu connais dehors ! Aujourd'hui, au hanout, on a croisé Demba et sa mère. Avec Demba, de loin, quand on s'est reconnus, on a pété une barre. On avait vraiment des têtes de petits esclaves en train d'obéir au doigt et à l'œil à leur maîtresse. Comme d'hab, malgré l'euphorie de la tâche, nos mères ont quand même pris le temps de papoter un instant. Elles ne peuvent pas s'en empêcher. En plus, ça faisait longtemps qu'elles ne s'étaient pas croisées dans un cadre un peu joyeux... Ça les a mises de bonne humeur. Askip, le père de Demba a un truc cool à nous dire. La mère de Demba a fait une petite gaffe en pensant qu'on était déjà au courant. Du coup, elle a rien dit de plus. Elle laisse son mari nous l'annoncer. Yimma est contente. Pour de vrai. Son visage retrouve ses rayons dorés un peu plus chaque jour. Tant mieux, parce que j'ai quelque chose à lui annoncer, moi aussi. Et j'attendais le bon moment.

Là, dans la voiture, assise côté passager, le sachet de ne3ne3 entre les mains et les sacs de semoule qui encerclent mes pieds car il n'y a plus de place à l'arrière, je pense que c'est le bon moment pour mettre les pieds dans le plat. De toute façon, il faudra bien le faire un jour. Je serre tellement fort le sachet de ne3ne3 que j'ai peur de l'émietter. Il ne faut pas que je recule, j'ai promis à Nina que cette année sera notre année. Qu'on pensera à nous avant de penser aux autres. Alors, voilà. Il faut que je le dise :

- Yimma, je vais porter le voile.

C'est sorti, d'un coup, tout sec, sans intro ni contexte. Ça fait des semaines que j'y pense, qu'à chaque fois que je pose un voile sur ma tête pour prier, je me sens pleine, sereine, complète. Quand je l'enlève, quelque chose me manque. J'y pense, nuit et jour, me demandant si c'est le bon moment, cherchant à savoir s'il est obligatoire ou non, craignant qu'il me ferme des portes, espérant qu'il m'en ouvre. J'étudie beaucoup la question. J'en suis venue à cette conclusion : il n'y a jamais de bon moment, je ne saurai jamais sauf devant Dieu si c'est une obligation ou non, ce ne sera pas toujours facile de le porter en France. Malgré tout, une certitude persiste en moi : le voile a surtout le sens que celle qui le porte lui donne. Il est impossible de le définir en absolu. Notre rapport au corps est subjectif, intime, complexe et on l'apprivoise comme on le peut. Je ne suis peut-être pas sur le chemin de la vérité mais je suis certaine d'une chose : ce choix-là est le bon pour moi. Le choix du voile est celui qui me convient le mieux, qui me fait le plus sentir en accord avec mon être tout entier et qui me fait me sentir au plus près de Dieu. J'avoue que les cours de philo m'ont pas mal aidée... Alors, voilà, je l'ai dit : je vais porter le voile, peu importe ce qu'on en dise.

Yimma n'a rien dit. Pas tout de suite. Elle m'a regardée et j'ai vu ses yeux s'humidifier. Je ne savais pas si c'était de tristesse ou de fierté. Alors, je l'ai redit :

- Je veux porter le voile.

- C'est non.

- Comment ça non ???

- C'est non, point barre. Qui t'a mis ça dans la tête ? T'as rencontré qui encore ?? Ça va être quoi la prochaine étape ??? Tu voudras mettre le niqab ??? Je ne t'ai pourtant pas éduquée comme ça !

- Ah parce que je suis pas assez intelligente pour savoir ce qui est bon pour moi ??? Les garçons, peu importe ce qu'ils font, même les pires bêtises du monde, on leur dit jamais rien ! Alors qu'ils ont rien dans le crâne ! Mais moi, j'suis forcément influencée !

- Tu es trop jeune et tu sais bien que c'est pas la période ! Tu cherches quoi ? À provoquer ?

- Non, juste à exercer ma foi librement. Pourquoi ça te dérange tant ? T'es musulmane, non ??

- Oui et alors ? Dieu n'a jamais dit que c'était une obligation !

- Et il n'a jamais dit non plus que c'était interdit !

- Tu ne comprends pas...

- Bah explique moi, puisque tu sais mieux !

Ma mère ne cache pas son agacement. Je ne l'ai jamais vue aussi en colère, elle qui sait mieux que personne contenir sa rage, sa réaction est pourtant un incendie.

- Tu ne penses pas à toutes ces femmes qui sont obligées de le porter. Toi, tu as de la chance, tu vis en France, tu peux porter ce que tu veux.

- Ce que je veux sauf ça, apparemment !

- C'est égoïste de ta part, Hadda.

- Empêcher quelqu'un de porter un foulard est aussi violent que d'obliger quelqu'un à en porter un.

- Non, et ça ne le sera jamais ! Moi, j'ai vu toutes ces femmes. Je les ai vues ! Pendant les années noires, fi l'bled, on était obligées de sortir avec ! Les islamistes nous guettaient de toute part. On n'avait plus le droit de rien. Nous, on s'est battues pour pouvoir l'enlever, et toi, tu veux le mettre alors que tu as le droit d'aller te pavaner à la plage en bikini !

Yimma s'embarque dans un flot de paroles et je ne peux plus l'arrêter.

- Et tes cheveux, ils sont si beaux ! Tu es si belle, benti, quel gâchis ça serait de te cacher comme ça ! Moi, je donnerais tout pour retrouver mes cheveux. Regarde ce que je suis obligée de mettre tous les jours ! Soit des bonnets, soit cette perruque avec laquelle je ne peux même pas changer de coiffure...

La tristesse se mêlant à la rage, la voix de ma mère déraille. Dans ce cri étouffé, je comprends la frustration que la maladie lui a infligée. Cette colère qu'elle révélait si fougueusement n'est pas juste celle d'une jeune femme dont la peau a été prisonnière des saveurs du soleil des plages algériennes les étés de son plus bel éclat. Cette colère, c'est celle de ne plus se sentir - assez - femme. Celle d'avoir été dépossédée d'une partie de soi, de sa propre féminité. Ces bonnets, cette perruque, sont des voiles qu'on lui a commandités. Des voiles qu'elle aurait préféré ne jamais porter. Couvrir sa tête la renvoie à la maladie. À quelque chose de non choisi, de consenti en murmurant. Ma mère a perdu ses cheveux pendant les chimio. Elle a perdu tous ses poils et elles essayent tant bien que mal de les redessiner au crayon sur son visage. Comment n'y avais-je pas pu penser avant ?

- Et toi, reprend-t-elle, et toi, tu veux renoncer à ces beaux cheveux !

Le parcours de yimma force l'humilité. Mon être entier s'éplore dans un incendie où s'affronte feu survolté et eaux troublées mais mon visage reste de marbre. Je ne dis rien. Elle ne comprendra pas. Elle ne voudra pas comprendre. Pas maintenant. Je continue de serrer le sachet de menthe. Les feuilles sont tombées.


Amour chronique [J'écoute encore les étoiles chanter] - TERMINÉEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant