Action sociale

7 1 0
                                    

« Et le lien avec les parents se coupe, trahi par l'assistante sociale

Voilà ma ie-v, yah, j'étais naïf, y'a trop de racistes dans ce siècle »

- Retire tes écouteurs, faut faire bonne impression ici, m'ordonne Téta en passant sa main sur mon pull pour le défroisser un peu plus.

Je m'exécute. J'ai l'habitude, maintenant. Action sociale. La porte vitrée. Bonjour, comment vous allez. Votre assistante sociale va vous recevoir dans quelques instants. Dès qu'elle en a terminé avec son dossier. Son « dossier ». C'est donc tout ce que nous sommes, pour eux. Des cas à régler. Des cas sociaux, voilà tout. Comme d'habitude, je souris. Je hoche la tête. Si je n'étais pas avec Téta, je n'agirais pas comme ça. Mais là, pas le choix. J'en ai marre d'être un boulet pour elle, de ne même pas être capable de la rendre fière et de lui faciliter les choses.

Aujourd'hui, c'est pas comme d'habitude. On n'est pas venus pour une demande d'allocation ou quoi. Non. Aujourd'hui, on est venu pour moi. Pour mon dossier. On est là pour savoir qui va se renvoyer la balle. Qui va finir par me garder. Bref, on est là pour régler le dossier « génitrice ».

C'est souvent la même dame qui nous reçoit, madame Caron, quand elle n'est pas en congés. Celle-là, ça va, elle est plutôt appréciable, sauf quand ses larmes de crocodile commencent à mouiller le coin de ses yeux. Là, elle m'énerve. C'est vrai que notre vie n'est pas parfaite, mais elle n'est pas à chialer non plus. Malgré toutes ses galères, je l'aime plutôt bien. Je n'aurais pas été le même si j'avais grandi avec deux parents, leur affection, dans un pavillon, avec jardin et un chien. Dieu éprouve ceux qu'il aime. Je me demande bien ce qu'elle va nous dire aujourd'hui. Ça fait des années qu'on vient ici, pourtant, je n'ai jamais eu l'impression que quelque chose ait changé depuis. À part quand Téta a enfin eu ma garde. Et dire que maintenant, elle risque de la perdre, elle qui m'a tout donné.

- Alors, Hedi, tu as reçu la lettre du juge ? me demande l'assistante sociale tout en consultant son dossier.

- Oui.

- T'as des questions par rapport à ça ?

Ce que j'aime bien avec cette assistante sociale, c'est qu'elle prend le temps de te parler. Qu'elle te pose les questions qu'il faut. Qu'elle ne t'assomme pas avec un milliard d'informations impossibles à retenir et à comprendre du premier coup. Pas comme certaines, qui prennent un malin plaisir à te parler dans un jargon propre à leur profession. On dirait qu'elles ont besoin de ça pour se sentir un peu moins cassos que nous.

- Bah... Je sais pas trop comment ça va se passer. La dernière fois, j'étais trop petit. Je m'en souviens plus.

- Pas de soucis, je vais t'expliquer.

Alors qu'elle m'explique tout en détail, mes yeux se perdent dans le vide. Je l'entends mais je ne l'écoute pas. Comme dans les films lorsque le personnage est perdu dans ses pensées et qu'il oublie ce qui l'entoure.

- Non, je la coupe sèchement, sans presque m'en rendre compte.

- Pardon ? s'arrête-elle, interloquée.

- Non. En fait, je veux pas de tout ça. Ça n'a aucun sens.

- Mais Hedi, habibi, tu étais d'accord, s'inquiète Téta, dépassée par la situation.

- Je sais mais j'ai changé d'avis. Ça n'a aucun sens de laisser une chance à une mère qui ne s'est jamais occupée de son fils sous prétexte qu'elle est sa génitrice. Ni ma grand-mère ni moi n'avons à se plier à cette mascarade. Et je ne veux pas que ma grand-mère, après tout ce qu'elle a fait pour moi, se voit décrédibiliser par quelqu'un qui ne le mérite pas. Il doit bien y avoir une autre solution.

Ça y est, je le savais. L'assistante sociale ressort ses larmes de crocodile. Heureusement qu'avec l'expérience, elle a appris à les dissimuler. Elle doit chialer à chaudes larmes sur les dossiers des réfugiés qui ont perdu un bras, un enfant, voire presque la vie en mer.

- Et bien... Je ne m'attendais pas à ce que tu me dises ça mais... Laisse-moi voir... Oui, il pourrait bien y avoir une autre solution.

Madame Caron se lève de sa chaise pour aller fouiller dans son armoire. Elle en ressort une plaquette explicative. Les bonnes plaquettes explicatives. On doit bien en avoir cent à la maison. Au cas où on n'aurait toujours pas compris.

- Cela pourrait t'intéresser, m'indique-t-elle en me la tendant. C'est une demande d'émancipation pour mineur. C'est à dire que tu ne serais plus sous la tutelle d'un adulte et que tu obtiendrais le statut d'un majeur, en conservant certains avantages - et certaines contraintes - d'un mineur.

- Ça voudrait dire que ni ma mère, ni ma grand-mère n'auraient plus autorité sur moi ?

- C'est ça, oui.

L'assistante sociale passe un bon quart d'heure à m'expliquer tous les points. Je regarde Téta, un peu embêté. Je n'ai pas envie de l'abandonner. Je lui dois tout. Mais peut-être qu'aujourd'hui, c'est la meilleure solution pour écarter le plus loin possible ma mère et ne lui laisser aucune chance de réapparaître dans ma vie. On dit toujours que le plus important dans la vie, ce sont les parents. Que ce sont des liens sacrés. Qu'il faille les préserver, coûte que coûte. Moi, je n'y crois pas. Je ne dois rien à des gens qui n'ont rien fait pour moi. On n'a pas tous la chance d'avoir eu des parents aimants et présents. Là, on ne parle pas d'une petite dispute parent-enfant, d'une petite gourde que l'un ou l'autre aurait commis, inévitable dans toute relation. Là, on parle d'abandon et d'humiliation. Alors non, je ne veux pas « préserver » les liens quand ceux-ci sont déjà défaits depuis des années. Je discute un peu avec Téta pour voir ce qu'elle en pense. Si elle veut le meilleur pour moi, je devine l'inquiétude dans son regard. Je me tourne de nouveau vers madame Caron, lui annonçant mon intérêt pour cette solution, mais également mon besoin de temps pour y réfléchir.

- Du coup, pour le juge, on annule ?

- Oui, je préfère.

Amour chronique [J'écoute encore les étoiles chanter] - TERMINÉEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant