Le socle sur lequel rebâtir mon existence

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L'enquête est en cours depuis un mois. Le père de Demba nous rend souvent visite à la maison. Binta aussi. Je pense que ça fait du bien à tout le monde. Entre-temps, la police est passée plusieurs fois chez nous pour fouiller la chambre de Djazil. Ça m'a fait tellement bizarre. C'était moi à leur place, il y a quelques mois. En les voyant s'attarder sur chaque détail, chaque petit indice qui était venu me titiller l'esprit ces derniers mois, je me suis juré une chose. Ne plus jamais, ô grand jamais, aller contre mon intuition. J'ai l'intime conviction que les ressentis et les sentiments en savent plus que nous. Parfois, les explications les plus raisonnées et les plus raisonnables ne sauraient expliquer les mystères les plus grands. J'ai l'impression de m'être trahie moi-même en obéissant aux gens qui ont voulu brider mes intuitions. On nous parle, de là-dedans, j'en suis certaine. C'est déjà une victoire pour moi d'avoir enfin été prise au sérieux. Même si on ne retrouve pas les traces de la disparition de Djazil, j'aurais gagné au moins ça. La dignité d'avoir cru en moi, la fierté d'avoir fait tout mon possible pour rendre justice à mon frère. Et c'est finalement le plus important. Tout se sait, un jour ou l'autre. Ici-bas ou dans l'au-delà. Il suffit d'être patiente. Lorsque j'ai compris ça, j'ai aussi compris la sagesse miraculeuse que renfermait mes parents, que je méprisais il y a quelque temps pour ce que je prenais pour de la passivité. Parfois, la meilleure chose à faire est de placer sa confiance en Dieu. Et qu'est-ce que j'aurais fait, moi, avec une famille entière à nourrir, une maladie à guérir, et le deuil de mon fils à faire ? J'ai toujours su que mes parents - et tous les adultes de ma famille - étaient d'une grande force. Je les ai toujours admirés pour leur endurance, leur motivation, leur intégrité. Aujourd'hui, c'est plus que cela. Quand je serai grande, je voudrai être comme eux.

Ce matin, monsieur Ndiaye est venu à la maison. J'ai tout de suite su que c'était pour quelque chose d'important, parce qu'il avait son uniforme. Il est venu nous dire aurevoir. Il s'en va en Thaïlande. Apparemment, Djazil y serait allé après son départ de la maison. Lotus est d'origine thaïlandaise et il serait affilié à un trafic là-bas. Ils ont trouvé des preuves mais en ont besoin de plus. Les autorités thaïlandaises leur ont donné l'autorisation pour enquêter sur leur sol. S'il ne s'agissait pas de mon frère, j'aurais éclaté de rire tellement cette histoire prend la tournure d'un thriller Netflix.

Je prie pour qu'ils trouvent quelque chose de concret.

J'ai appris à prier. Ce que j'ai ressenti la première fois que j'ai posé mon front au sol, jamais je ne l'oublierai. Je me suis sentie lavée de tout péché, prête à tout recommencer. La foi, finalement, c'est une expérience métaphysique ineffable. Les mots sont trop vulgaires pour tenter de la traduire. C'est peut-être la première fois que je n'ai pas su trouver les mots pour rendre compte de la force du moment, la force des émotions qui m'ont élevée ce jour-là. Peut-être n'a-t-il duré qu'une fraction de seconde, peut-être plus, je ne sais pas. Peu importe. Une seconde de magie si puissante qu'elle suffit à croire pour le reste de toute une vie. « Dieu ne se prouve pas, il s'éprouve. » J'ai alors compris pourquoi « Dieu éprouve ceux qu'Il aime. » Alors, cinq fois par jour, je me place devant mon petit tapis bleu, mon petit carnet de notes à côté pour suivre chaque mouvement de la prière. Je ne maîtrise pas encore très bien toutes les étapes et, parfois, je bafouille. Je n'ai pas encore dit à mes parents que j'avais commencé la prière. Je veux que ce cheminement vers Dieu reste intime, secret, pour préserver sa préciosité. Même si mes parents prient, eux aussi, j'ai peur de ce qu'ils diraient en apprenant ça. Ils ne se sont pas mis à la prière au même âge que moi, mais plus tard. Lorsque j'ai parlé d'éventuellement apprendre la prière à ma mère, elle a pris un peu peur. Avec tout ce qu'il se passe en ce moment, je peux la comprendre. J'essaye de la comprendre. Mais nous sommes musulmans. Elles ne devraient pas s'inquiéter. C'est dans l'ordre des choses de prier, de remercier Dieu pour ce qu'Il est, tout simplement. De toute façon, depuis les attentats, les musulmans semblent raser les murs. Et pourtant, on n'a pas à s'excuser des crimes commis par d'autres. Ce serait, à demi-mots, avouer qu'on est, quand même un peu, affiliés aux terroristes. Moi, je ne me sens même pas concernée par tous ces débats. Je suis musulmane, et point barre. Ce n'est pas à moi de me justifier mais à ceux qui osent stigmatiser toute une communauté de s'éduquer. La dernière fois, le prof d'histoire nous a carrément demandé ce qu'on pensait des attentats... Est-ce que moi je demande aux chrétiens ce qu'ils pensent de la pédophilie dans les églises ? Non. Les musulmans de mon entourage ont mille autres problèmes que ceux de devoir gérer une crise terroriste sur un territoire qui les respecte à peine.

Amour chronique [J'écoute encore les étoiles chanter] - TERMINÉEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant