Nenni ya becha

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Je n'arrête pas de penser au fait que je vais me taper la honte auprès de Hedi. Personne ne sait que j'écris. Personne, pas même Nina ou Demba. J'ai bien trop honte de dire à qui que ce soit « Eh, au fait, j'écris ! Tu veux lire ? ». En plus, c'est une chose d'aimer écrire, c'en est une autre de bien écrire. Et pourtant, depuis que mon père a su que je me destinais à une filière littéraire, il m'a toujours poussée à écrire un livre. Il rêve de me voir devenir la prochaine J.K Rowling. Je n'ai pas cette prétention, il faudrait déjà réussir à écrire plus de trois pages.

Allongée sur le lit de mon grand-frère, je daigne enfin ouvrir le carnet de notes que m'a offert mon père à mon anniversaire. C'est un joli carnet bleu en toile qu'il a déniché dans une papeterie en Algérie. Au centre, une lune brodée en fil blanc, bordée d'étoiles argentées. Ça me rappelle les longues nuits d'été passées sur le toit de la maison, au bled, à contempler le ciel. Ici, on ne voit pas les étoiles.

J'ouvre le carnet et caresse ses pages écrues en repensant à tous les souvenirs que je laisse chaque fois que je quitte le stah. À présent, j'écrirai là-dedans, pour éviter de souiller mes beaux cahiers et révéler par inadvertance ce qui est tapi au fond de mon esprit à quiconque aurait besoin de rattraper quelques lignes du cours.

Depuis que mon grand-frère n'est plus là, j'écris peu. Enfin, ça dépend. Parfois, ça vient. Beaucoup. Puis, plus rien. Plus rien du tout. C'est comme ça. Depuis que mon grand-frère n'est plus là, je ne sais plus ce que je ressens, une fois le soir venu. Je veux dire, la journée, ça va. Mais le soir. Le soir. Une fois que je suis seule. Seule, face à mes pensées, à mes souvenirs, je ne sais plus quoi penser. En fait, je ne sais plus rien. Alors, comme pour trouver un sens à tout ça, je demeure des heures et des heures dans sa chambre. Elle est devenue mon sanctuaire et mon refuge. Rien n'a changé. Rien. On a tout gardé. Son lit, son armoire, les habits qui traînaient encore sur la chaise de son bureau, les taillures de ses crayons qui jonchent encore les esquisses de ses derniers dessins. Un lac jonché de lotus. Une jeune femme sur de hauts talons rouges et un doudou à la main. La lettre qu'il a laissée. Je ne reviendrai pas. Tout. Absolument tout. Je crois qu'on espère tous secrètement qu'il revienne un jour. Ça fait deux ans maintenant. Et je ne sais pas comment ça va.

et chaque année

j'ai l'impression d'oublier

la date

à laquelle

tu m'as

quittée

Je note ces quelques mots, peu convaincue du résultat. Je les note, on ne sait jamais. J'en ferai peut-être quelque chose plus tard.

Au début, tout le monde est présent. La famille, les amis. Mais vient ce moment où chacun retourne à sa petite vie. Il faut bien continuer à vivre. Tout le monde, sauf toi. T'as juste l'impression que tout le monde a oublié. Que rien ne s'est passé. Tu vois tout le monde se lever chaque matin, prendre le bus chaque matin, aller travailler ou étudier chaque matin, comme si rien ne s'était passé. Ce n'est peut-être pas si compliqué, après tout. Peut-être qu'ils ont raison, après tout. Après tout, c'est sûrement moi qui ne suis pas normale. Alors, j'essaye de faire comme tout le monde. Je me lève chaque matin, je prends le bus chaque matin, je vais en cours chaque matin. Je ris, je mange, je parle. Rien de plus simple, après tout. Ce n'est pas comme si je n'avais plus envie de rien. Que je ne trouvais plus de sens à rien. Même les études, je ne sais plus quoi en penser. J'ai toujours eu de bonnes notes, j'ai toujours voulu réussir, mais à quoi bon. Ici, tout est cramé. Même quand t'as la chance d'avoir des parents qui ont réussi à te mettre bien, à te préserver de la précarité sous toutes ses formes, tout est cramé. Tout finit toujours tout cramé. Le parcours de mon khouy en est témoin. Tous ces efforts, à quoi bon, si c'est pour finir mort ? Je préfère signer moi-même ma propre descente, s'il en faut une. Ça ne m'inquiète pas, de penser ça. Pas pour l'instant. Parce que je sais que malgré tout ce que je peux penser, j'irai toujours au bout des choses, ne serait-ce que pour mes parents. Rendre hommage à leurs sacrifices, je leur dois au moins ça. C'est juste que là, tout de suite, je ne veux pas. Je suis fatiguée. Plus d'une fois je me suis demandé ce que serait ma vie si je lâchais prise. Si je m'autorisais l'erreur, la flemme, l'égoïsme. Mais je crois que je suis condamnée à tout l'inverse. Je pense trop aux autres, à leur bien-être. Je m'oublie dans leurs êtres. Et à vrai dire, ça me fatigue. J'essaye de le cacher au maximum, je déteste qu'on me pense faible et je ne veux pas inquiéter mes proches.

Mon téléphone vibre. Je l'attrape et vois défiler les notifications Messenger de la conversation de la classe. C'est Hedi, il vient de réagir à mon dernier message. J'esquisse ce petit sourire, satisfaite d'avoir retrouvé l'ambiance du lycée. Je soupire et remercie la petite étoile au-dessus de moi pour tout ce qu'elle m'offre comme bienfaits. Je ne sais pas où j'en serais sans mes proches. J'ai la chance d'être entourée de très bonnes personnes. Après tout, mes problèmes, ce n'est rien du tout, s'ils sont tous là. À chaque fois, je me dis que, finalement, je suis très privilégiée par rapport à d'autres gens dans le monde. Je ne connais pas la guerre, pas la misère, pas l'oppression. Je possède bien plus qu'il ne faut pour être heureuse. Ça ne sert à rien de se plaindre. En tout cas, c'est ce que disent toujours mes parents. Il faut être reconnaissant. Envers qui, je n'ai pas encore trop compris mais, au moins, je le suis envers eux.

Je suis plutôt surprise que Hedi écoute Hugo TSR, à la rigueur, Booba, ça ne m'étonne pas du personnage. Mais Hugo TSR, ça veut dire beaucoup de lui. Il a l'air d'aimer les choses authentiques, le rap à l'ancienne, les vraies paroles. La poésie. Pas seulement ce qui passe à la radio et qui nous ambiance entre potes. Avec Tim, on partageait déjà cette passion. On s'envoie parfois quelques sons et se tape des barres sur les derniers clashs. Mais avec Hedi, j'ai l'impression qu'il y a quelque chose de différent. J'ai le sentiment qu'il vit cette passion plus intensément. Sûrement parce qu'ils n'ont pas la même histoire. Ça se lit sur leur visage. Je devrais peut-être lui envoyer un message. Non, non. S'il n'a pas relancé la conversation, c'est qu'il doit être occupé. On se parlera demain, au pire. Et, de toute manière, qu'est-ce que je lui enverrai ? Je lui demanderai s'il a bien réussi à lire le cours ? Pour qu'il lise bien attentivement mon cahier et finisse par lire mes phrases minables ? Non, on se verra demain.

J'entends un frottement sur la porte et aperçois des petites bouclettes noires comme la nuit trahir la présence de ma petite-sœur derrière celle-ci.

- Qu'est-ce qui t'arrive, Hayet ? Entre, ma chérie, je lui dis d'une voix tendre.

- Hadda... J'arrive pas à dormir... J'ai encore fait un cauchemar.

- Oh, viens par là. C'est rien, j'essaye de la rassurer en la prenant dans mes bras. Tu veux me raconter ton mauvais rêve ?

- Pas trop. Je m'en souviens plus trop. Je sais juste qu'il y avait Djazil dedans. J'ai peur.

- T'en fais pas, ma chérie. Tout va bien. Djazil est dans un beau et grand jardin luxuriant, avec plein de rivières précieuses et des fruits et des fleurs de toutes les couleurs.

À vrai dire, j'sais même pas si j'y crois réellement, à cette histoire de Paradis. Mais une chose est sûre, je crois fermement à ce repos en paix. C'est tout ce qu'on mérite après cette vie-là. J'pense pas que l'univers soit si injuste que ça pour continuer de nous en faire pâtir dans l'au-delà.

- Parfois, j'ai peur que des méchants viennent nous tuer dans la nuit, alors je dors pas, Hadda, me confesse avec des larmes dans la voix ma petite-sœur.

À cet instant, je me rends compte à quel point la disparition de mon frère a dû être traumatisante pour les jumelles. Bien plus que pour moi.

- Rien de tout ça n'arrivera. Regarde, beba nous protège. La maison est fermée à clef la nuit, c'est impossible d'y entrer. Et surtout, personne ne nous veut du mal. Regarde-toi, comme tu es mignonne, tu crois vraiment qu'on oserait toucher à une seule de tes petites bouclettes ? je lui demande en pinçant sa petite joue bouffie.

Elle sourit. Je soupire.

- Je peux dormir avec toi ?

- Bien sûr ma chérie, allonge-toi à côté de moi. Tu veux que je te chante une chanson pour t'aider à t'endormir ?

- Oh oui ! J'adore quand tu chantes, ça m'endort. Tu peux chanter Nenni ya becha, comme nous chante Djedda ?

- S'il n'y a que cela pour te faire plaisir...

Je la borde et l'embrasse sur le front. Alors que je fredonne cette berceuse en caressant ses joues bouffies, je m'assoupis petit à petit avec ma petite-sœur et je me dis que la vie devrait être aussi douce que l'amour d'un enfant. Qu'elle ne devrait être cela seulement. De l'amour, de la tendresse. La douce main d'un enfant qui vous porte aux sommets les plus grands.



Amour chronique [J'écoute encore les étoiles chanter] - TERMINÉEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant