Premier baiser

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La porte s'ouvre à peine que la douce odeur des falafels vient me chatouiller instantanément les narines. L'enveloppe lénifiante des pois chiche. La singularité qui m'est si familière de la coriandre. La finesse du persil. Et l'odeur réconfortante de la friture. Je connais bien cette odeur. Yimma raffole de cuisine libanaise et s'adonne parfois à cuisiner les plats qu'elle a goûtés et appréciés. J'aurais bien aimé la narguer en lui disant que j'ai été manger libanais chez une vraie libanaise, mais ça impliquerait de lui dire que j'ai été manger chez Hedi, qu'elle commence à connaître, et je n'ai pas envie qu'elle devine ce qu'il se passe entre nous deux. Bien qu'elle doive s'en douter, je préfère garder mon jardin secret. Si je parle de ce genre de choses avec mes tantes, je ne l'ai jamais fait avec ma mère et je ne sais pas comment l'aborder, je trouve ça particulièrement gênant. Pour moi, ça devrait être à elle de me poser des questions, de m'informer. Elle aussi a dû passer par-là et doit savoir à quel point c'est complexe d'aborder ce sujet avec ses parents, surtout chez nous. Finalement, ça serait bien plus simple pour tout le monde si les parents en parlaient à leurs enfants sans gêne. En attendant, je n'oserais jamais faire le premier pas vers elle. On sait qu'une chose est tabou justement parce qu'on n'en parle jamais.

De la cuisine aux mille et unes odeurs épicées, sort la grand-mère de Hedi qui, déjà, m'accueille chaleureusement. C'est une petite brune, les cheveux coupés au carré, un peu frêle mais tout de même charismatique, les mêmes yeux noirs en amande que Hedi et le même teint miel. Elle est belle. Elle m'embrasse comme nous avons l'habitude de le faire dans nos bleds, autrement dit en se faisant quatre bises pleines de tendres aménités, elle, ses mains sur mon visage, les miennes sur ses avant-bras.

- Ahlan wa sahlan benti, je suis très heureuse de te rencontrer. Hedi m'a beaucoup parlé de toi, me dit-elle avec ce petit accent chantant bien propre à l'arabe du Liban.

- Merci beaucoup, il m'a aussi beaucoup parlé de vous et je suis honorée de pouvoir vous rencontrer !

Elle rougit et nous invite à prendre place à la table de la salle à manger. Je reconnais bien à la composition copieuse de la table la cuisine d'une grand-mère qui offre avec amour ce qu'elle sait faire de mieux et ça me rappelle la mienne. Je lui dis. Lui raconte nos spécialités. Elle me dit qu'elle aime beaucoup notre nourriture, que la plupart de ses copines de l'immeuble sont elles aussi maghrébines. On s'échange des tips, compare les similitudes dans nos cuisines respectives. Puis on parle de nos bleds car c'est ce qui rapproche souvent les immigrés et enfants d'immigrés qui se connaissent à peine. Nos terres ancestrales et la nostalgie de l'exil, vécu ou transmis. Téta connaît bien l'Algérie, elle l'a déjà visité. Cette femme est impressionnante, c'est la première fois que je rencontre une femme arabe de son âge qui a autant voyagé. Algérie, Jordanie, Egypte, Arabie Saoudite, Allemagne, France. J'aimerais voir autant de pays qu'elle. Je lui dis que j'aimerais découvrir le Liban un jour. Elle me répond qu'elle adorerait me le faire visiter. On s'entend bien. Hedi est bouche-bée. D'habitude, lorsque je rencontre une nouvelle personne, d'autant plus si l'impression que je fais à cette personne m'importe, je suis mal à l'aise et timide. Là, ce n'est pas le cas. Il y a toujours un peu de gêne en moi mais j'arrive à parler comme je le ferai à quelqu'un que je connais depuis des années. Elle me regarde avec une telle tendresse que je me sens chez moi. Je lis dans ses yeux la fierté de pouvoir converser avec une jeune qui lui rappelle ses origines. Qui lui prouve que la transmission s'est faite. Que les racines sont toujours bien ancrées, malgré le nombre de fois où l'on a tenté de les déraciner. Je vois le bonheur, aussi, peut-être, de retrouver une fille, une nièce, qui sont bien loin d'elle maintenant. Et moi, j'ai chaud au cœur d'être entourée de femmes merveilleuses qui me font me sentir chez moi en chacune d'elles.

Le repas prend fin et, mécaniquement, je me lève pour débarrasser. Téta me dit de laisser, de rester assise. Hors de question, je lui réponds. C'est pas comme ça qu'on m'a élevée. Après force d'avoir insisté sur un ton à la fois ferme et bienveillant - celui que l'on prend lorsqu'on veut persuader nos vieilles tantes ou nos grand-mères de rester assises parce qu'elles doivent se reposer et arrêter de vouloir tout contrôler parce qu'elles en ont déjà assez fait au cours de leur vie -, je me mets à la vaisselle. Hedi me rejoint et sa grand-mère s'en félicite, me disant que je devrais venir plus souvent. Nos rires complices se plaignent des hommes qui ne font rien. Lorsqu'on est femme, peu importe où l'on a grandi, il y a des choses qui nous sont universelles. Ces petites choses que l'on connaît toutes que trop bien et qui nous rassemblent autour d'une même colère teintée d'une perfide accoutumance.

Amour chronique [J'écoute encore les étoiles chanter] - TERMINÉEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant