Bâtiment 3

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Dans un petit coin ensoleillé du JDP, l'enceinte de Timothée joue du Rocca en fond. Zdeh et Capri Sun à la main, on profite des derniers instants de soleil avant de retrouver la grisaille du béton chère à notre région. Bientôt, la chaleur réconfortante laissera place aux pluies diluviennes. L'ambiance est là mais, pourtant, j'suis pas serein.
- Y a quelque chose avec Alice en ce moment ? me demande curieusement Tim.
- Non, pas vraiment. Elle m'a envoyé quelques messages y a pas longtemps, je lui ai répondu mais rien de plus.
- Fallait voir comme elle avait faim tout à l'heure hein. - Arrête tes bêtises, y a rien je te dis.
- Bah si t'y vas pas moi j'y vais chacal.
- Et Penda ?
- J'ai pas dit que j'allais la tromper, juste parler un peu avec elle, la charbonner pour voir si elle en vaut la peine.
- T'es vraiment un clochard, c'est déjà tromper, ça ! T'as une bête de meuf, pourquoi tu vas en chercher une autre ?
- Tu veux que je te fasse une passe D ?
Je ne réponds même pas à sa connerie, trop exaspéré par la conduite de mon ami qui, face à mon silence, reprend :
- En vrai, c'est tendu un peu en ce moment avec Penda, tu sais. Elle est full engagement, elle veut qu'on prenne un appart ensemble l'année prochaine alors que j'sais même pas encore ce que je veux faire de ma vie. Pour elle, tout est carré dans sa tête. Tout est tracé. Elle sait où elle va, elle sait ce qu'elle veut. Et on fait que de s'embrouiller par rapport à ça. Moi, j'ai pas envie de me prendre la tête. Faudrait déjà que je réussisse à avoir mon bac.
D'un signe de tête, je désapprouve son comportement.
- Tu la mérites pas.
- Et toi avec Hadda ?
- Tranquille.
- Ça veut dire qu'il y a quelque chose, coquin ? me taquine-t-il.
- Bah je l'aime bien vrai, c'était grave bien ce week-end, on a passé notre temps à parler. Elle me fait planer, vrai.
- Ayayayyy, il est là le bogoss. C'est vrai qu'elle est mignonne Hadda. Mais elle sait pas qu'elle l'est. Ça la rend encore plus mignonne. Si elle le savait, elle aurait plein de gars à ses pieds.
Je veux dire à Timothée que pour moi Hadda est plus que mignonne, que ça va au-delà de ça. Que c'est pas seulement son physique qui compte dans l'équation. Que c'est sa personnalité qui m'intéresse. Mais je me tais. J'ai pas envie de passer pour un bouffon. Je réalise à cet instant que peut-être d'autres garçons ont des vues sur elle. Il y a Demba, déjà, son soi-disant meilleur pote. Mon cul. Le mec est croc d'elle, c'est sûr.
- Ouais, peut-être.
- Tu voudrais quoi avec elle ?
- J'sais pas trop. J'sais pas trop ce que je veux. Hadda, c'est une femme à marier. J'sais
pas encore si j'suis à la hauteur.
- T'inquiète mec, continue de faire l'imam et ça ira, me chambre-t-il une nouvelle fois. Ouais, ça ira. On verra. Je me sens tellement perdu. Et en même temps, je n'ai jamais
été aussi sûr de moi, aussi sûr de ce que je ressens. J'ai l'impression de devenir fou. Y a tout qui s'embrouille dans ma tête. Si seulement je savais me contrôler, si seulement je pouvais m'assumer. C'est aussi pour ça que j'aime être avec Hadda. Elle ne juge personne, à peine deux mots échangés avec elle que tu sais que tu peux lui faire confiance, être toi-même. J'arrête pas de penser à elle. Faut que je la revoie, rien qu'elle et moi. Qu'on souffle encore dans le temps pour gonfler notre petite bulle.
La fumée me brûle les doigts. Merde, j'en suis déjà à la fin. Je propose à Timothée de bouger de là.

Arrêt Triolo. La sonnerie du métro nous presse de descendre de la rame. Alors qu'on dévale les escaliers de la station pour rejoindre notre pote, je la vois, elle. Placardée à l'entrée de notre cinéma de quartier, l'affiche du film La vie est belle. Purée, si c'est un pas un signe du destin ça. Sans réfléchir, je sors mon tel pour prendre en photo l'affiche qui indique les prochaines séances.
- Wesh les kheys, bien ou quoi ?
Un grand renoi, un peu baraqué, toujours sûr de lui se tient devant nous. C'est Jelani
qui nous check comme si on ne s'était pas vus depuis des lustres. C'est vrai qu'on le voit de moins en moins, depuis qu'il se pointe plus trop au lycée. C'est pas qu'il n'aime pas les cours, c'est qu'il a trouvé une porte de sortie plus facile. Une issue vers la richesse, tortueuse, certes, mais qui lui offre tout de même ce dont il a besoin là-maintenant-tout-de-suite. Autrement dit, du cash. Beaucoup de cash. Il ne nous en parle pas forcément mais tout se sait ici. Les rumeurs - vraies ou fausses - vont très vite. Un jour où l'autre, tout finit par se savoir.
- Ce soir on fait une soirée avec des potes. Y aura de la bonne musique, du chon et des gadjis... Ça vous dit ? nous demande-t-il en baissant la voix.
Perplexe, je cherche à croiser le regard de Tim qui, lui, est aux anges. Il ne dit jamais non pour ce genre d'ambiance. Moi, c'est pas trop mon délire. Y a toujours quelque chose qui cloche dans ce genre de soirée. Quelque chose qui finit mal. Les soirées que je préfère, c'est celles qu'on passe entre nous, posés dans le salon de l'un ou de l'autre.
- Carrément mec !
Malheureusement, Timothée ouvre la bouche avant moi. Tant pis. Je ferai en sorte de ne pas y rester trop longtemps.
- Excellent, je vous note sur la liste mes kheys41. On fait ça dans le local de mon bâtiment.

21h. Local du bâtiment 3. Le plus grand local de tess, je pense. C'est rempli de mecs qui se prennent pour Pablo Escobar et de petites escortes qui se prennent pour sa femme. Je sais déjà que je vais m'ennuyer. En plus de ça, le son des baffles n'est vraiment pas ouf. Jelani nous accueille à bras ouverts et nous présente à son équipe, qui nous installe dans un grand fauteuil gris situé au fond de la pièce. Rapidement, on nous offre tise et fume gratuites. Je refuse la tise parce que je n'aime pas ça mais je prends bien un peu de beuh que je partage avec Tim. Lui, je le vois tout fou, à croquer dans tout ce qu'on lui met sous le nez. Et j'parle pas que de conso. C'est bizarre cette ambiance. Y a des go qui semblent avoir l'âge de passer le brevet ici mais ça ne semble déranger personne, pas même les gros barbus qui fourrent leurs gros poils de barbe dans leur cou. Je m'enfonce dans le fauteuil, soudainement mal à l'aise face au tableau qui se dessine sous mes yeux.
- Hedi ! Ça va ?
Je me retourne et tombe nez-à-nez avec Alice. Mais qu'est-ce qu'elle fait là celle-là ? Robe moulante à ras la salle de jeux, les cheveux plaqués en queue de cheval et maquillée comme une actrice libanaise - et ce n'est pas un compliment -, je n'ai pas le temps de répliquer qu'elle vient s'asseoir à côté de moi.
- Tu vas bien ? je lui réponds poliment.
- Oui tranquille et toi ? Je ne m'attendais pas à te voir ici.
- Bah t'es quand même à la soirée de mon pote. Toi, qu'est-ce que tu fais là ?
- C'est un pote de Jelani qui m'a invitée, m'informe-t-elle en le pointant du doigt. Je
peux prendre une taffe de ton joint ou c'est trop demandé ?
Je lui tends sans rien dire, quelque peu agacé par sa présence. Alice ne cesse de piailler
dans mes oreilles. Je lui réponds juste par politesse. Je balaye la pièce du regard pour trouver Timothée mais le voilà sur la piste avec quelques gadjis. Il m'a déjà oublié. Le plus grand des lâcheurs ce mec.
- Viens on prend une photo ! me lance Alice.
- Pourquoi ?
J'ai à peine le temps de refuser qu'elle sort son téléphone. Je fais bonne figure et claque une pose vite fait pour qu'elle me laisse tranquille.
- Bon, désolé Alice mais j'vais y aller j'crois.
- Oh non, déjà !
Je fais signe de la main à Tim pour qu'il me rejoigne mais il me fait comprendre qu'il
veut encore rester. Jelani m'attrape avant que je parte :
- Tu pars déjà Hedi ?
- Ouais désolé ma biche, j'suis fatigué en vrai. Et ma grand-mère m'attend.
- Ah t'inquiète gros, je comprends. En tout cas, si t'as kiffé ce soir reviens la semaine pro. De toute façon, on se verra entre-temps. Et si jamais t'as besoin de thunes pour ta grand- mère, dis-moi je t'avancerai.
Chelou le mec comment il veut tout nous donner d'un coup. Jela a toujours été du genre à vouloir épauler ses shab42 mais j'sais pas, j'trouve ça bizarre, là tout de suite. J'ai la forte impression qu'il a quelque chose derrière la tête et que tout ça, c'est pas que de la charité. Je me contente de bafouiller un timide merci par reconnaissance et m'en vais.

Amour chronique [J'écoute encore les étoiles chanter] - TERMINÉEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant