Seul, debout, au milieu de cette vaste salle en bois foncé et défraîchi par les années, je me tiens droit, prêt à défendre mon cas. À ma droite, ma grand-mère et l'assistante sociale qui m'envoient par leurs gestes maternels plein de force pour réussir cette épreuve. Ma youm ne s'est pas pointée. Tant mieux, ça pourra jouer en ma faveur. De l'autre côté, une greffière, qui m'inspecte au-dessus de ses petites lunettes noires et sévères, prête à noter la moindre de mes paroles. En face de moi, celui qui déterminera la continuation de mon chemin sur cette terre : le juge.
Intérieurement, je remercie Dieu d'avoir affaire à ce cas de figure non pas pour une affaire de drogue mais pour une louable envie d'aller de l'avant et de construire mon avenir. J'ai revêtu ma plus belle chemise, mon pantalon le plus classe, et mes baskets les moins sales. J'ai davantage révisé l'exercice de l'audience que mes cours pour le bac. Je suis prêt à répondre à n'importe quelle question. Je les ai toutes soigneusement préparées. Je sais celles qu'on me posera et je prends même les devants lorsque le juge commence par me demander de lui rappeler mon nom et mon prénom.
- Je m'appelle Hedi T. J'ai dix-sept ans, je suis en classe de terminale littéraire et j'aimerais poursuivre ma formation en BTS Métiers du son. J'aimerais exercer une profession artistique dans l'avenir, d'ailleurs, c'est l'une des raisons pour lesquelles je me présente devant vous aujourd'hui.
Le juge a l'air surpris. Il a vu mon dossier. Il connaît mon passé familial compliqué. Il a eu vent de mes aventures dans le milieu interdit. Il s'attendait sûrement à encore un Arabe cas social qui voulait simplement fuir ses parents qui ne veulent plus le prendre en charge. Celui-ci lève la tête de ses notes et me fait signe de poursuivre. Sans que ma voix ne fasse transparaître mon stress, je continue :
- Cette année que je traverse est une année déterminante pour tous les jeunes adolescents. Celle du bac, de la fin du lycée et des débuts de la vie d'adulte. Cette demande d'émancipation est le point de départ de cette nouvelle aventure qui s'ouvre à moi. J'y ai beaucoup réfléchi, notant le pour et le contre à engager une telle démarche. La chose la plus évidente était que je puisse enfin alléger ma grand-mère du poids que je suis pour elle depuis tant d'années. Elle qui m'a nourri, logé, éduqué pour réparer les manquements de sa propre fille. Ensuite, c'est aussi la façon la plus simple pour moi d'échapper aux différentes tentatives de cette fille, ma mère, de me récupérer alors que, depuis ma naissance, elle a toujours été un parent défaillant. Cependant, cette demande d'émancipation va au-delà de ce conflit pour moi. C'est tout un rêve qu'elle permettrait de dessiner. Comme je vous l'ai dit, j'aspire à une profession artistique. Et j'ai un rêve. Celui de créer mon label, mon studio d'enregistrement pour tous ces jeunes talents qui pullulent dans nos rues sans qu'on ne les remarque. Voilà ce que j'aimerais en plus de cette possible formation dont je vous ai parlé au début. Créer mon entreprise, dès maintenant. Au début de l'année scolaire, j'ai fait le choix de changer de filière. J'ai troqué la filière économique pour la littéraire. C'était déjà le début de mon affirmation. J'ai toujours aimé les lettres, le théâtre, le cinéma, comme des passions secrètes que l'on cache par peur du regard des autres. Intégrer la filière littéraire était déjà le premier pas pour affirmer ce penchant. Aussi, j'ai toujours aimé jouer avec les mots, les manier à ma guise et les faire converser avec le son. Si je ne me sens pas encore prêt à dévoiler cette passion au monde entier, je suis cependant déterminé à épauler ceux qui ne demandent que ça à faire naître leurs projets. Et, qui sait, cela me motivera enfin à produire le mien. Je sais que je ne suis pas parfait, que j'ai commis des erreurs et que je continuerai à en faire. Tout ce que je demande, c'est de pouvoir voler de mes propres ailes pour apprendre.
Le juge se redresse, avance son buste vers le micro devant lui.
- Je ne vous poserai qu'une seule question. Êtes-vous prêt à quitter le nid que votre grand-mère vous a construit ?
Une question crève-cœur qui m'oblige à réfléchir à deux fois avant de répondre. Je sais que c'est une question piège. Il faut que je sois fort. Je consulte le doux visage de ma grand-mère, à la fois fière de ce qu'elle m'a apporté et inquiète à l'idée que l'on devra se séparer. Une once de culpabilité s'empare de moi et me fait douter de mes engagements, des mois que j'ai passés à minutieusement réfléchir à la décision que je prendrai.
Au fond de la salle, tout à coup, la grande porte grince en s'ouvrant. Une voix familière qui me fait frissonner de toutes parts supplie le juge de l'attendre avant de continuer. C'est avec empressement que je réponds alors :
- Oui, je suis prêt.
- Trop tard, madame, l'audience est terminée.
Exubérante et pittoresque, ma mère accompagne ses plaintes fallacieuses d'un mimodrame larmoyant. C'est trop tard. Il fallait être présente.
Le juge n'en tient pas compte, il doit avoir l'habitude de ce genre de spectacle. Il s'adresse à moi, directement à moi, et m'avoue :
- Je ne vois aucun obstacle à votre demande d'émancipation. Félicitations jeune homme, j'espère que vous irez loin.
- Ça veut dire que...
- Oui, me coupe-t-il. Vous recevrez la confirmation officielle d'ici une à deux semaines.
C'est dans la plus grande béatitude que je me retourne vers Téta, ne me rendant pas encore vraiment compte de ce que tout cela va impliquer pour moi. Ma mère, je ne lui accorde même pas un regard. D'ailleurs, elle-même ne nous regarde pas, ne s'adressant qu'au juge, comme si nous n'existions pas. Comme si ce n'était pas réellement pour moi qu'elle se tenait ici aujourd'hui. Ça a toujours été à propos d'elle de toute façon. C'est seulement maintenant que j'ose en prendre conscience. J'aurais pu lui accorder une millième chance, mais j'aurais fini par le regretter. Ça, j'en suis sûr. Et, maintenant que ces histoires de garde sont enfin terminées, je me dis que peut-être, la voie à une nouvelle relation plus saine entre nous deux sera ouverte. Qui sait. Elle a peut-être échoué en tant que parent, peut-être n'échouera-t-elle pas en tant que membre de ma famille, plus simplement. Poser des barrières, c'est nécessaire même avec les plus proches de nos proches.
*
Les cartons n'ont pas été longs à préparer. Je n'avais pas beaucoup d'affaires à embarquer dans le nouvel appartement que m'a aidé à dénicher l'assistante sociale. J'y serai avec un colocataire de mon âge, j'me souviens plus de son nom mais il a l'air cool. Il m'a aidé à tout déballer, à tout ranger. Lui est déjà là depuis quelques mois. Il vient du Nigéria. Il est arrivé en France cette année pour y obtenir son baccalauréat afin d'avoir plus de chances de pouvoir intégrer une université française. Il partira peut-être dans une autre ville à la rentrée. Ça me rassure quand même de ne pas être totalement seul dans ce nouveau chez-moi. Et puis, l'assistante sociale est encore là pour m'accompagner quelque temps. Histoire d'effectuer un « suivi régulier ». Et ma Téta, bien sûr, n'est pas très loin de moi. L'appartement est à quelque commune de chez elle. J'ai juste à prendre le bus pour m'y rendre. Je pourrai y passer tous les jours s'il le faut. Dans cet appartement, une chambre n'y est pas occupée. J'y vois déjà mon futur studio provisoire. Le matériel que j'y installerai. Les projets qui y jailliront. Malgré mon dossier scolaire lamentable, j'ai finalement été affecté à mon école de son. Cependant, j'évite de me faire trop d'illusions. On ne va pas se le cacher, mon bac a été un fiasco. Madame Jankowski m'a appelé pour me proposer des séances de révisions pour les rattrapages. J'y serai mais je crois que le nombre de points à décrocher sera trop conséquent.
Il me reste un carton à ranger. Un tout petit carton. Un petit emballage noir qui contenait des biscuits, ceux que j'ai dégusté un jour sur ce banc avec Hadda. Il y avait une étoile dessus, c'est pour ça que je l'ai gardé. À l'intérieur, j'y ai déposé ma place de cinéma du jour où on est allé voir La vie est belle, une petite photo individuelle de Hadda reçue après la photo de classe et quelques trucs qu'on avait griffonnés ensemble. J'ai le choix. L'emporter avec moi pour toujours ou le jeter à la poubelle à jamais. J'aimerais tout effacer mais je ne peux rien oublier. Finalement, je le place au fond d'un carton que je rangerai dans ma nouvelle armoire. Hadda restera mon secret. Ma grand-mère m'a donné un peu d'argent pour m'installer et mes voisines aussi. C'est bientôt l'Aïd. J'avais pensé à lui offrir un cadeau, pour repartir à zéro. Un projecteur d'étoiles. J'avais vu ça sur Instagram. J'avais déjà préparé un petit mot. Pour les étoiles que je n'ai pas su mettre dans tes yeux.
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Amour chronique [J'écoute encore les étoiles chanter] - TERMINÉE
Teen Fiction[Complète] C'est un soir qu'il est parti. Sans un mot. Sans un bruit. Le lendemain de son départ, Hadda trouve une lettre sur le bureau de son grand frère. Je ne reviendrai pas, a-t-il écrit. Mais Hadda refuse de se contenter de l'histoire officiell...