Le lit 29

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Chère Hadda,

On ne sait jamais quand une histoire commence. C'est seulement aujourd'hui, lorsque tout est fini, que j'arrive à comprendre.

Je m'appelle Binta. J'ai été violée trois fois. La première fois, c'était mon père. La deuxième fois, c'était mon frère. La troisième fois, c'était en bas de chez moi. Depuis, je ne compte plus les fois. La première fois, j'ai crié. La deuxième fois, j'ai pleuré. La troisième fois, je n'ai pas bronché. Maintenant, je ne parle plus. Cinq ans. Dix ans. Puis quatorze-ans. Depuis, je ne compte plus le temps.

On dit toujours aux petites filles que le danger est à l'extérieur. On oublie de les avertir que la menace peut être intérieure.

La troisième fois, j'ai décidé que ça n'arriverait plus. J'ai décidé de violer à mon tour. J'ai décidé de combattre leur violence. J'avais compris que mon corps était encore plus menaçant que celle-ci. Je savais qu'il fallait enjamber la flaque où se reflète l'enfer. Je savais que l'enfer était en moi, bien en moi. À l'intérieur. Je le savais de mon sexe.

C'est là que tout a commencé. Quand ils m'ont engagée. Ils avaient besoin de filles, de vulnérabilité, pour se faire du blé. Ils ont tout de suite vu que moi, je n'avais pas peur, que moi, j'étais prête à tout défier. Des rumeurs circulaient sur mon passé, ils ont pensé que je serai un « bon parti ». Derrière chaque rumeur sur une jeune fille se cache un rapport non consenti. Alors, j'ai joué le jeu. Je gagnais de l'argent et eux également. J'ai pu m'enfuir de chez moi, j'ai pu aller habiter chez ma tante qui, malgré son silence, avait bien compris ce qu'il se passait à la maison. Elle connaissait bien les hommes de notre famille. C'est à ce moment-là que j'ai compris pourquoi elle ne nous rendait plus visite. Je lui donnais un peu d'argent, elle ne me posait pas de questions. On était tous gagnants. C'était facile, au début. J'enfilais une robe moulante, des talons, j'allais en soirée, on me payait à boire et à manger, puis je savais comment ça finissait. Au début, j'avais surtout affaire à des puceaux avides d'expériences. C'était pas compliqué. Ils n'avaient pas encore la violence de ceux qui savent ce qu'ils font. Une fois que j'étais « bien rodée », on a commencé à me donner d'autres missions, plus compliquées. C'est là que j'ai commencé à devoir me soumettre aux chefs de bande et à leurs adeptes. Je servais aussi à cacher la petite marchandise. Personne n'aurait soupçonné une jeune fille inoffensive de deal.

J'ai souvent cru mourir séquestrée. Parfois, ça durait trois jours. Parfois plus. Je ne compte plus le temps. Souvent, j'ai bien cru ne plus jamais revoir la lumière du jour.

Et c'est là que je l'ai rencontré. C'est lui qui m'a sauvé la vie. Il n'était pas comme les autres, surtout pas comme leur chef. Il rêvait d'être artiste. Il me parlait de Matisse, de Magritte et de Dali. Il disait que je ressemblais à une peinture, à un joli clair-obscur. Les nuits étaient douces avec lui. L'école d'art qu'il voulait intégrer était trop chère, il aurait fallu que ses parents y mettent toutes leurs économies ou qu'ils la paient à crédit. C'est pour ça qu'il a commencé à dealer. Pour pouvoir se la payer. Il n'avait pas les mêmes ambitions que les autres. Le deal, avec lui, c'était presque devenu une fausse mauvaise action. Puis, il s'est pris au jeu, comme les autres. Sauf avec nous, sauf avec moi.

Il n'a jamais touché aucune d'entre nous. Parfois, il me parlait de toi, de vos petites-sœurs. Il me disait à quel point il vous aimait, à quel point il voulait vous protéger de ce monde, à quel point vous méritiez d'avoir le monde à vos pieds. J'aurais voulu avoir un frère comme le tien. J'aurais voulu grandir entourée d'hommes comme ton frère, moi qui n'ai aucune sœur, plus de mère et une seule tante engluée comme moi dans une colère silencieuse.

Djazil n'appartenait pas vraiment à ce monde. Il s'est vite rendu compte que le deal, à son grand désarroi, ce n'était pas juste un tour de passe-passe. Que c'était aussi des armes, des braquages, des séquestrations, du proxénétisme. Le chef exigeait souvent que ses hommes passent du bon temps. « Pour qu'ils se détendent ». Il les voulait performant sur le terrain. Il m'avait prévue pour ton frère. Cet homme-là ne paye pas de mine, il a l'air plutôt fragile lorsqu'on ne le connaît pas. Ce sont eux les pires. La première fois que l'on s'est rencontrés, avec Djazil, il ne m'a pas touchée. Il voulait juste parler. Je me rappelle de son regard désolé lorsqu'il m'a demandé quel âge j'avais, s'attristant davantage en découvrant ceux des autres filles comme moi. Il savait ce qu'il se passait derrière le trafic, mais pas à ce point.

Amour chronique [J'écoute encore les étoiles chanter] - TERMINÉEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant