Je ne reviendrai pas. Je ne reviendrai pas.
Ses derniers mots tournent comme un disque rayé dans mon crâne. J'ai envie de me taper la tête contre un mur pour les extirper. Ne plus les entendre. Ne plus les voir défiler. Accroupie devant la baignoire, je baisse les yeux face à mes petites-sœurs à l'intérieur. Je ne veux pas qu'elles décèlent le moindre signe de tristesse. Je frotte, frotte, frotte. Leurs bras. Leurs dos. Leurs jambes. Tout effacer. Tout oublier. Verser l'eau sans oublier la moindre parcelle de peau. Purifier. Retourner à l'origine. Quand tout était encore parfait. Plein d'espoir. Quand on avait encore le monde à nos pieds. De l'autre côté maintenant. Je frotte, frotte, frotte. Je ne reviendrai pas.
Secrètement, parfois, j'en veux à mon frère de m'avoir laissée là. Je lui en veux de m'avoir obligée à découvrir ce qu'était de devenir l'aînée d'une famille endeuillée : un substitut. Substitut de la mère, malade, qui ne peut plus accomplir ses tâches, substitut du grand-frère parti trop tôt, qui malgré lui entache l'univers des êtres les plus purs du sien. Parfois, j'en voulais à mon grand-frère. J'ai toujours eu l'impression que les grands-frères ne remplissaient jamais leur part du contrat. Que, toujours, alors qu'on comptait sur eux pour montrer la bonne voie, ils finissaient par n'apporter que des problèmes en plus aux parents. Je lui en voulais mais, découvrant ce que voulais dire devenir la plus grande de la fratrie, je compatissais aussi avec lui de ce trop-plein de responsabilités qu'on nous confie comme à des adultes avertis alors que nous n'avons rien demandé, juste d'être les enfants de nos parents, jusqu'à notre tour devenir adultes. De vrais adultes. Rien de plus.
En attendant, je continue de frotter. Je ne reviendrai pas.
Le monde s'est arrêté de tourner à ce moment-là. Je ne comprends pas. Pourquoi suis-je la seule à me questionner ? À trouver ces derniers mots si étranges, si loin de ce qu'était Djazil ? Y a rien qui va. Rien de chez rien. Je n'arrive pas à me contenter des explications qu'on m'a données, mais j'ai l'air d'être la seule.
Fini le bain. Au dodo maintenant. Je ne reviendrai pas.
Demain matin, je partirai. Je ne reviendrai pas. C'est à l'autre bout du monde que j'ai trouvé ma place. Une femme qui m'aime, un travail qui m'épanouit. Et un décor dans lequel je trouve une inspiration sans fin pour mes dessins. Je ne reviendrai pas. Ne cherchez pas après moi. Merci pour tout. Tout cela, c'est grâce à vous. Je vous aime. Djazil.
Comme s'il nous abandonnerait comme ça, lui qui aimait tant passer du temps en famille, organiser des barbecues avec tout le monde dès que le soleil pointait le bout de son nez dans notre ciel nordique, préparer des activités pour les anniversaires de nos petits-cousins, ou encore assister à chaque spectacle de danse de nos petites-sœurs. Il ne manquait aucune réunion familiale, aucune occasion de se retrouver. Je me souviens de la première fois que j'ai lu cette lettre. Je me suis dit qu'il avait juste pris un tournant dans sa vie. Qu'il avait changé. Après tout, c'est normal lorsqu'on grandit. Il grandissait, avançait petit à petit vers la vie d'adulte. Il n'était plus un enfant. Son départ n'avait pas interloqué notre entourage. Djazil avait l'âme d'un artiste. Il se laissait guider par ses sentiments la plupart du temps. Il était capable de tout plaquer du jour au lendemain lorsqu'il avait un nouveau projet en tête. Il était prêt à tout pour l'accomplir. Djazil rêvait d'évasion, il rêvait de parcourir le monde, de pouvoir peindre chacune de ses faces. Mais plus je relis cette lettre, plus je me dis que rien n'a de sens. Chaque lettre n'est qu'un simulacre de ton spectre. Du bout des doigts, je caresse tes dernières esquisses. Le grain du crayon frétille sous mes doigts. Comme une feuille de papier je tremble. On dit que les cinq sens ravivent très fortement les souvenirs. Je me souviens de toutes ces fois où tu me faisais dessiner avec toi, où tu m'apprenais quelques techniques pour que j'obtienne de bonnes notes en arts plastiques. Ce Djazil là n'a rien à voir avec celui que tu nous as laissé. Mystérieux, solitaire. Tu me disais souvent que l'art est partout. Que chaque petite chose du quotidien cache un univers magique, une inspiration infinie. Avec toi, un simple verre posé sur la table pouvait devenir l'objet d'une toile grandiose, et chaque mot, un poème. Lorsque je te questionnais sur la signification de tes dessins, tu restais cependant discret. Tu me disais que la magie de l'art réside aussi dans le secret. Dans nos multiples manières d'observer le monde. Je me demande à quoi tu pensais lorsque tu as dessiné tes derniers croquis. En regardant ce lac rose de lotus, je me dis que peu importe ce que tu pensais à ce moment-là, c'est là que j'aimerais me trouver. C'est là que je t'imagine, loin de moi. Dans ce petit bout de paradis sur terre. Te laissant bercer par cette douce nappe d'eau laiteuse, te laissant caresser par chaque pétale, chaque nénuphar. Être en paix. La vie comme un long lac de lotus tranquille.
Vous avez un message de Hedi.
- Qu'est-ce que tu fais là encore ?
Le ton désapprobateur de ma mère me fait sursauter. Elle n'aime pas que je passe du temps dans la chambre de mon frère. Elle dit que ça ne m'aide pas à tourner la page. Que ça me fait plus de mal qu'autre chose. Mais moi, ça m'aide à rester connectée à lui, ça m'aide à sentir sa présence, ne pas oublier le frère qu'il était.
- Rien, je voulais juste regarder ses dessins.
Je marque une pause, le temps de déchiffrer l'expression de son visage.
- Dis yimma, tu penses vraiment que tout ce qu'on nous a dit sur le départ de Djazil est vrai ? Tu penses pas qu'il y a quelque chose d'autre qu'on ne sait pas ? j'ose demander, inquiète de sa réaction.
- Je sais pas, benti. Je pense qu'il faut qu'on avance, malgré tout. C'est beaucoup, tout ça. Il faut se fier aux enquêtes de la police. C'est tout. Tu devrais en faire de même, c'est mieux pour tout le monde. Tout le monde a mal, toi peut-être plus que les autres. Mais il faut parfois accepter le fait que les gens qui nous entourent ne sont pas toujours comme on les imagine. Que parfois, ils dissimulent des histoires sordides, des travers qu'on ignore. C'est tout, benti. Que la volonté de Dieu soit faite. Nous Lui avons déjà retourné son corps.
J'acquiesce, sans trop y croire.
- Concentre-toi sur les belles choses de ta vie. Sur tes rêves, tes objectifs. Sur ce qui te rend heureuse et te fait vivre. Tout ira bien, benti. Tout ira bien. La vie est belle, me rassure-t-elle en me caressant la joue.
Je reste de marbre, silencieuse, recroquevillée, les yeux rivés sur le tapis. Je ne veux pas qu'elle voit les larmes au coin de mes yeux. Je ne veux pas. C'est déjà trop, tout ça. C'est déjà trop, pour elle. Je ne veux pas qu'elle se mette à croire qu'elle est en train de perdre son deuxième enfant, ça ne serait pas juste. Et ce n'est pas le cas. Je suis juste perdue, pas en train de partir. Ce n'est pas pareil, après tout.
- Promets-moi que tu laisseras cette histoire derrière toi, me supplie-t-elle du regard. Tu ne peux pas rester bloquée dans le passé, benti.
J'essuie discrètement l'humidité de mes yeux avec mes genoux et lève la tête. Je ne peux pas lui promettre ça, je sens que j'ai encore des choses à découvrir. Je ne peux pas lui mentir, mais ai-je vraiment le choix ?
- J'essayerai, je me contente de lui répondre.
Comprenant qu'elle souhaite que je rejoigne ma chambre, je lui emboîte le pas jusqu'à mon lit où elle me borde, m'embrasse sur le front et me quitte tout doucement pour aller se coucher dans le sien.
J'essayerai. J'essayerai.
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Amour chronique [J'écoute encore les étoiles chanter] - TERMINÉE
Teen Fiction[Complète] C'est un soir qu'il est parti. Sans un mot. Sans un bruit. Le lendemain de son départ, Hadda trouve une lettre sur le bureau de son grand frère. Je ne reviendrai pas, a-t-il écrit. Mais Hadda refuse de se contenter de l'histoire officiell...